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des âmes vraies, toutes les fois qu’elles découvrent combien la vérité a de peine et le mensonge de facilité à s’établir :


« Je t’envoie un commentaire sur les affaires d’Anvers[1] et sur la nécessité où la famine nous a réduits de traiter avec l’ennemi. J’avais, il est vrai, résolu de ne rien publier, parce que je comptais que la vérité, fille du temps, surgirait bientôt et facilement d’elle-même ; mais quand j’ai vu que la méchanceté et la rage de mes ennemis ne pouvaient se reposer, et que des hommes de grande autorité et même excellens ajoutaient foi à tant d’indignités, j’ai pensé qu’il convenait de rompre le silence. Véritablement j’admire le jugement de ces états qui ont déclaré qu’ils ne souffriront pas que je me réfugie en Zélande ! En quoi les ai-je donc offensés ? C’est ce que je ne puis comprendre, à moins que servir fidèlement leurs intérêts ne soit les offenser. Mais j’abandonne à Dieu cette affaire, et j’espère qu’il plaidera ma cause. Cependant je pleure sur la patrie que je vois périr misérablement ; rien ne subsiste de ces bases que nous avions jetées avec tant d’éclat et qui s’écroulent de fond en comble… Songe, je le prie, qu’il ne s’agit pas seulement de notre cause, mais de celle du Christ. Pour moi, du fond de l’exil (car j’ai résolu de me retirer je ne sais où, en Allemagne et peut-être en Sarmatie), je verrai de loin les calamités de mon pays. Ce qui m’est le plus douloureux, c’est de ne pouvoir l’assister ni par le conseil, ni par l’action. Quant aux armes, je ne vois pas ce que nous gagnons par là ; au reste vous aviserez, et si je puis servir en quelque chose, je suis prêt. Adieu. Je travaille à me pénétrer de plus en plus de la vraie religion, afin que le monde soit crucifié en moi et moi au monde, et que ce ne soit plus moi, mais le Christ qui vive en moi.

« Anvers, 15 octobre 1585. »


Après cette lettre, il quitte d’un cœur ferme sa terre natale qui le repousse, qu’il avait fait tant d’efforts pour sauver et qu’il ne doit plus revoir. Il ne laisse percer jusqu’à son dernier jour aucun désir d’y rentrer tant qu’elle reste asservie. Et ce n’est ni insensibilité ni ostentation ; mais il sait que le véritable exil n’est pas d’être arraché de son pays : c’est d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer.


XIV

Dans une situation aussi désespérée, Marnix déconcerta ses adversaires par une résolution hardie. Malgré le décret de bannissement lancé contre lui par les états de Zélande, c’est en Zélande qu’il vient se réfugier. Il se rend tranquillement à sa terre de West-Soubourg

  1. Mitto ad te commentariolum de rébus antverpianis. C’est ce Commentaire que l’on croit perdu. Je n’ai pu en retrouver la trace, malgré toutes mes recherches, dans lesquelles j’ai été aidé avec un rare empressement par M. Rullens, qui a bien voulu fouiller avec moi les collections de la bibliothèque de Bruxelles, précieuses surtout pour le XVIe siècle. Les Hollandais n’ont pas été plus heureux jusqu’ici. Il resterait à consulter, à Paris, la Bibliothèque nationale, ce qui sera facile à d’autres.