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d’une crise immédiate. Dès le 9 novembre, il écrivait à lord Liverpool : « Bien que j’entende parler chaque jour des progrès du mécontentement et de ses résultats probables, et que j’aie lieu de penser, d’après une communication que j’ai eue avec le duc d’Orléans, que Blacas commence à s’en préoccuper plus qu’il n’en est convenu avec moi, je ne vois pas quels moyens aurait le roi de résister à une brusque attaque de quelques centaines d’officiers déterminés à tout risquer ; je ne puis pourtant me résoudre à ajouter foi à un projet aussi infâme. D’un autre côté, on ne peut se faire une idée de l’état de détresse où sont réduits les individus de toutes les classes. Le seul remède pour eux, c’est la résurrection du système de guerre et de pillage de Bonaparte, et il est évident que ce remède est impraticable pendant le règne des Bourbons. Je suis certain que la population en général, et même celle de Paris, est favorable aux Bourbons : les classes mécontentes et dangereuses sont celles des officiers et des employés civils réformés. » Dans une autre lettre, écrite à deux jours de distance, le duc de Wellington disait encore : » Il y a tant de mécontens et si peu de moyens d’empêcher le mal, qu’on peut s’attendre toutes les nuits à voir arriver l’événement. »

Le ministère anglais, en recevant de tels rapports, conçut une inquiétude qui tenait à la personnalité de son ambassadeur : il craignit que la révolution, venant à triompher par un coup de main et se préparant à jeter le défi à l’Europe, ne voulût se ménager un moyen de succès en retenant prisonnier l’illustre général qui représentait en ce moment la Grande-Bretagne auprès de Louis XVIII. On pensa donc à le rappeler de Paris. Le duc de Wellington était loin de regarder ces craintes comme dénuées de fondement. « Ma sûreté, disait-il, dépend de celle du roi. S’il survenait ici quelque chose, je ne pense pas qu’on me permit de partir… Ma présence est désagréable à bien des gens, et il règne en ce pays une telle confusion d’idées concernant le bien et le mal, il s’y est commis, pendant les vingt dernières années, de si énormes crimes auxquels on n’a pas fait la moindre attention ou qu’on a même considérés comme des actes méritoires, que si je me trouvais privé de la protection du roi, on me retiendrait, je n’en fais pas doute, et on justifierait par quelque sophisme cette mesure, qui serait approuvée de la nation presque entière. »

De telles paroles dans la bouche d’un homme aussi renommé pour son intrépidité sont certes remarquables ; mais, tout en reconnaissant l’existence de ce péril, tout en reconnaissant aussi, avec un juste sentiment de sa propre valeur, que l’Angleterre ne devait pas s’exposer à perdre en lui son principal défenseur, l’âme fière et calme du duc de Wellington répugnait invinciblement à l’idée d’un départ précipité dont on eût pu soupçonner les motifs ; il y voyait une atteinte portée