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l’Angleterre ne devait pas mettre tout son enjeu sur l’alliance de la France, et que, tout en essayant de ménager sa bonne volonté, il fallait travailler à unir l’Allemagne entière contre la Russie. Il ne voulait donc pas renoncer à l’espérance de regagner la Prusse, dont l’adhésion, en isolant le cabinet de Saint-Pétersbourg, l’eût réduit à la nécessité d’abandonner ses prétentions, et, d’un autre côté, eût mis en sûreté le royaume des Pays-Bas, plus ou moins compromis par une combinaison formée un peu en dehors de la ligne naturelle des intérêts politiques. Lord Castlereagh aurait même volontiers sacrifié le roi de Saxe pour se concilier le cabinet de Berlin ; mais, sur ce point, il rencontrait de la part de la France une résistance d’autant plus prononcée que, comme on peut le croire, le cabinet des Tuileries ne mettait pas le même prix que l’Angleterre à une complète union des puissances allemandes.

En résumé, la principale différence qui existait entre les vues du gouvernement français et celles du gouvernement britannique, c’est que ce dernier avait pour unique but de s’opposer aux agrandissemens excessifs de la Russie, et désirait d’ailleurs resserrer les liens de l’union allemande, fut-ce au prix de l’abandon de la Saxe, tandis que la France, tout en désirant aussi contenir la Russie, voulait surtout sauver la Saxe et détrôner Murat, et ne tenait en aucune façon à rendre plus intime l’accord des états allemands. Lord Castlereagh reprochait donc à M. de Talleyrand de subordonner à des questions de détail la grande question de l’équilibre européen. Tout homme d’état voit la garantie de cet équilibre dans les arrangemens qui s’adaptent le mieux à sa propre politique.

Il y avait encore entre les deux cours un dissentiment qui s’explique par la différence de leurs situations. La France, pressée de sortir de l’isolement où l’avaient réduite les événemens des dernières années, eût voulu proclamer bien haut l’espèce d’alliance qui s’établissait entre elle et l’Angleterre, et par conséquent la rupture définitive de la coalition qui l’avait placée dans cet isolement. Le cabinet de Londres ne partageait pas son empressement. Lord Castlereagh, répondant au duc de Wellington qui l’avait informé des dispositions manifestées par le ministre français, lui disait :


« Si M. de Talleyrand veut que nous fassions quelque chose de bon, il ne doit pas s’attendre à ce que nous nous séparions de nos anciennes liaisons au milieu de notre concert… S’il désire faire de notre influence une utile barrière contre de téméraires projets et des prétentions mal fondées, quelque part qu’ils existent, il doit me permettre d’y travailler sans faire violence à des habitudes établies dans des circonstances auxquelles nous devons le bonheur d’avoir en France un gouvernement avec qui nous nous sentons en communauté de vues politiques et d’intérêts. Si l’on croit la chose désirable, je suis