Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/910

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

préparaient aux lettres allemandes cette ère d’hésitations et de tâtonnemens qui dans l’ordre musical suivit le règne de Mozart.

Les anciens compositeurs et leurs poètes obéissaient à des lois consacrées par le respect des générations et non moins immuables que celles du culte égyptien. Ce n’était pas aux jours heureux où florissaient les Hasse qu’on voyait le maestro se soumettre au bon plaisir du poète, ou le poète faire droit aux fantaisies du maestro. Un librettiste qui se fût mis en tête de vouloir diviser un air en trois parties au lieu de le couper simplement en deux, un musicien qui se fût avisé de traiter cet air au point de vue du sentiment dramatique, eussent passé l’un et l’autre pour des gens ineptes. Un formalisme souverain réglementait alors l’inspiration, et force était au musicien de procéder à son œuvre selon le cérémonial ayant cours. Il entrait dans la destinée de l’opéra moderne de secouer cette tyrannie conventionnelle, et son caractère à lui est de ne pas avoir de forme spéciale, mais de les exploiter à la fois toutes sans exception. L’épopée et le drame, la musique d’église et la musique de ballet, le chant populaire et le morceau de concert, tels sont les élémens variés jusqu’à l’infini dont se compose cette machine étrange et compliquée. L’ancien opéra s’adressait plus particulièrement au monde des cours, à l’aristocratie ; l’opéra moderne s’adresse au public, à cet être d’origine toute récente dont la fréquentation des conservatoires, le goût des arts, la lecture des journaux ont élevé l’intelligence au-dessus du vulgaire, et qui, trop peu naïf pour qu’on puisse appeler son jugement la voix du peuple, ne possède cependant pas les connaissances nécessaires pour se rendre compte exactement des arrêts qu’il porte Cette mêlée étrange, cet amas de contradictions que nous appelons aujourd’hui un public répond on ne peut mieux à l’idée qu’on se fait de l’opéra moderne. Dans la sphère de la musique instrumentale, dans les régions abstraites de la symphonie, c’est le compositeur seul qui règne et gouverne en maître absolu. Dès qu’il s’agit d’opéra, les conditions changent, et le public s’impose au musicien, quel qu’il soit. En ce sens, la Muette et Guillaume Tell appartiennent à l’opéra moderne ; je dirai plus, ces deux chefs-d’œuvre peuvent s’attribuer l’honneur d’avoir créé le genre.

La Muette fut, on le sait, représentée en 1828. À la veille de la révolution de juillet, il semble que ce soit une plaisanterie de chercher à voir dans un opéra l’avant-coureur d’un événement de ce genre, et cependant comment nier certains rapprochemens ? Et s’il est vrai que les beaux-arts et la littérature soient l’expression de l’état social d’un peuple, pourquoi la musique, cet enfant perdu de l’histoire moderne, après avoir si bien su peindre la sentimentalité frivole d’un autre temps, n’aurait-elle point rendu l’effervescence des