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dit, dans une de ces situations où, avant de prendre des partis qui engagent irrévocablement l’avenir, on s’efforce d’espérer le plus longtemps possible ce que l’on désire. Sans dissimuler sa tristesse, M. de Buol ne crut pas encore tout perdu. Les Russes occuperaient les principautés, soit ; mais peut-être, comme M. de Nesselrode l’avait laissé entendre, après s’être donné cette première satisfaction de puissance et d’amour-propre, l’empereur Nicolas serait-il plus accommodant. Que le tsar promit de ne point franchir le Danube, que la Porte s’abstînt de répondre à l’invasion des principautés par une déclaration de guerre, les autres cabinets auraient le temps de négocier activement, d’intervenir en médiateurs et de sauver la paix. M. de Buol ajourna donc les propositions de délibération et de mesures concertées qui lui étaient adressées de Paris et de Londres ; il les écarta de peur d’offenser l’empereur Nicolas et de le pousser aux dernières extrémités en ayant l’air de vouloir peser sur lui. Le concert existait moralement, il fallait prendre garde de lui donner intempestivement une forme officielle. Il fallait laisser s’épuiser cette première phase où, au lieu d’en venir aux mains, la Turquie et la Russie pouvaient terminer encore pacifiquement leurs différends par un arrangement direct. Si cette chance avortait, la seconde phase serait européenne.

Ainsi raisonnait l’Autriche. Elle ne négligeait rien cependant pour ramener l’empereur Nicolas à une politique modérée et le détourner même de l’occupation des principautés. L’empereur François-Joseph écrivit dans cette pensée une lettre autographe à l’empereur Nicolas. M. de Buol adressa au chargé d’affaires autrichien, M. de Lebzeltern, une dépêche très ferme où il rendait le cabinet de Pétersbourg attentif à l’influence grave qu’un fait aussi inquiétant pour l’Autriche que l’occupation des principautés danubiennes pourrait avoir sur la politique ultérieure du cabinet de Vienne. Le général Giulay, envoyé aux manœuvres de Saint-Pétersbourg, était chargé de développer verbalement les pressantes recommandations du gouvernement autrichien. Le gouvernement russe répondit à ces démarches par un manque d’égards signalé. Le jour où le courrier de la légation autrichienne arriva à Pétersbourg, M. de Nesselrode sembla éviter M. de Lebzeltern, qui, courant inutilement après lui, fut obligé de lui envoyer ses dépêches à Péterhof. Le lendemain de ce jour-là, le même où l’empereur Nicolas avait reçu la lettre autographe de l’empereur François-Joseph, partit de Pétersbourg l’ordre d’occuper les principautés et fut publié le premier manifeste de l’empereur Nicolas. On s’attendait à Vienne à l’occupation des principautés : accompli dans de pareilles circonstances, cet acte produisit pourtant une impression d’humiliation et d’inquiétude ; mais ce qui était imprévu et ce qui choqua vivement le gouvernement autrichien, ce fut le langage