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la philosophie, les faux prophètes, et se laisse emporter au hasard par une imagination vagabonde et sans frein. En lisant aujourd’hui, à la distance de près de quatre siècles, ces harangues où la pensée indécise et vague reste toujours voilée sous les subtilités théologiques, où les aspirations du mysticisme se mêlent aux invectives les plus violentes contre la décadence du clergé, on se demande comment elles ont pu exercer une si grande puissance ; mais il faut toujours se rappeler qu’on est à Florence, c’est-à-dire dans la ville la plus impressionnable, et, qu’on nous pardonne le mot, la plus nerveuse de l’Italie, dans une ville féconde, pour parler comme Montaigne, « en toute sorte de magnificences et inventions voluptueuses de mollesse et de somptuosités » Habitués avant tout à vivre par l’imagination, les Florentins accueillirent avec une faveur extrême et comme un divertissement inattendu, il faut bien le dire, les sermens de ce moine qui, du haut de la chaire, venait chaque jour leur parler non plus seulement, comme les autres prédicateurs, de leurs devoirs de chrétiens, du salut et de la damnation, mais aussi de leurs affaires politiques, de leurs espérances ou de leurs craintes. Savonarole était à lui seul comme la gazette vivante de la cité, et si vagues qu’aient été ses théories, il fut amené bientôt, par la force des événemens et le caractère même des hommes auxquels il s’adressait, sur le terrain des affaires et de la réalité pratique.

En 1494, Charles VIII entra en Italie pour reconquérir le royaume de Naples qui avait appartenu à la maison d’Anjou, dont il réclamait l’héritage. Il envoya une ambassade aux Florentins pour leur rappeler l’antique amitié qui les unissait à la France, et leur demander en même temps pour son armée le passage dans leur ville. Pierre de Médicis répondit avec hauteur et d’une manière évasive. Charles VIII alors se mit en mesure de traverser la Toscane comme un pays ennemi. Les Florentins s’indignèrent contre le Médicis, parce qu’ils étaient partisans de l’alliance française, et que de plus ils craignaient de voir s’abattre sur leur ville, avec une armée étrangère, les maux dont Savonarole les avait menacés. Une révolte fut sur le point d’éclater, mais frère Jérôme calma les esprits en prêchant la pénitence, et bientôt une ambassade, à la tête de laquelle fut placé Pierre de Médicis, se rendit auprès de Charles VIII. Après avoir d’abord repoussé les avances de ; ce prince, le Médicis lui fit les plus larges concessions : il s’engagea à lui faire prêter par ses concitoyens deux cent nulle ducats, et concéda à l’armée française le droit d’occuper les forteresses de Pietra-Santa, de Sarzana, de Sarzanella, ainsi que Pise et Livourne, jusqu’au moment où Charles VIII aurait achevé la conquête du royaume de Naples. La nouvelle de cette convention, qui restait pourtant dans les limites des traités conclus entre deux puissances amies, excita au plus haut degré la colère des Florentins, et les mêmes hommes qui tout à l’heure avaient failli se soulever contre leur prince, parce qu’ils le croyaient hostile aux Français, se révoltèrent contre lui et le chassèrent, parce qu’il venait de traiter avec le roi de France.

Par une exception fort rare dans l’histoire d’Italie, cette révolution s’accomplit sans violence, et les Florentins étonnés se demandaient si les fléaux vengeurs qui leur avaient été annoncés se borneraient à ce changement politique. Savonarole monta en chaire pour défendre sa prophétie, en disant