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« Tant qu’il plaira à Dieu me donner une goutte de sang, un seul denier de mes biens, un peu de sens, industrie, crédit et autorité, je l’emploierai, je le dédierai, je le sacrifierai à votre service… Voilà ma tête, disposez-en pour votre bien, salut et conservation de votre république. » À ces mots, on avait entendu Marnix s’écrier hors de lui : Le prince est mort ! Sa prophétie venait de s’accomplir. Le roi catholique avait enfin rencontré le pieux assassin qu’il invoquait. Le 10 juillet 1584, Guillaume d’Orange était assassiné d’un coup de pistolet à Delft par Gérard Balthasar, qui, pour l’aborder, s’était présenté comme un ardent protestant, victime du parti catholique. Les dernières paroles du prince en expirant furent celles-ci : « Mon Dieu ! ayez pitié de ce pauvre peuple ! »

Guillaume d’Orange était mort pour la cause à laquelle trois de ses frères avaient déjà donné leur vie. Ce n’était pas un de ces grands ravageurs qui frappent les imaginations par les contradictions mêmes de leurs destinées, et que le peuple adore comme une image herculéenne de la force ou des bouleversemens de la nature. Il n’avait que des qualités solides et ne cherchait point à fasciner ; véritable héros de la réforme, il porte en lui le sûr génie de l’examen. Sa pensée n’a pas la trompeuse étendue de ceux qui ne laissent après eux qu’un long éblouissement et dont la gloire tyrannique est une embûche toujours tendue à la postérité. C’est l’homme d’une idée, mais il la réalise. Ne sacrifiant rien à la fantaisie, au hasard, il ne prête point à la légende ; il est tout bon sens, raison, réflexion, circonspection, jugement, esprit de suite, fidélité, solidité. La tête large, le front vaste et sillonné, les yeux couverts comme de la double paupière de l’aigle, ce n’est point une figure de poème qui amuse les imaginations et les aveugle. C’est une forte pierre angulaire sur laquelle une nation peut s’asseoir et se reposer sans crainte. Quels furent à cette nouvelle les premiers sentimens d’Aldegonde ? Il en reste un témoignage frappant dans le mémoire encore inédit[1] qu’il adresse aux états-généraux sous le coup immédiat de la mort de Guillaume. À travers les dehors d’une savante diplomatie, on y sent un désespoir profond. L’idée politique maîtresse de sa vie avait été d’unir toutes les provinces dans un même gouvernement confédéré. Il cesse de croire, après ce coup saignant, que les dix-sept provinces des Pays-Bas puissent désormais se relever et former un état indépendant. Avec une admirable netteté d’esprit, il expose les changemens de situation, les nécessités nouvelles, et, qui le croirait ? après l’expérience du duc d’Anjou, c’est encore chez les Français qu’il cherche le salut. Il répète que la France seule est capable

  1. Voyez ce manuscrit, en français, dans la bibliothèque de Bourgogne à Bruxelles.