Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/65

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la république. Leur chef était un corsaire normand appelé Jacques-Pierre, aventurier sans feu ni lieu, audacieux, rusé, prêt à tout, et qui avait eu plusieurs fois l’ambition de jouer un rôle dans la politique européenne. Il avait été au service du duc d’Ossone et s’était battu pour l’Espagne, ce qui ne l’avait pas empêché en 1615 de pénétrer mystérieusement auprès de Simon Contarini, ambassadeur de Venise à Rome, et de lui révéler certains projets de la cour de Madrid sur l’empire ottoman. L’Espagne au XVIIe siècle voulait résoudre à son profit la question d’Orient, comme la Russie au XIXe et Jacques-Pierre, bien qu’il fût aux gages du vice-roi de Naples, se disait trop bon Français pour permettre ce nouvel accroissement de la puissance espagnole. Il avait toujours ainsi des mystères à révéler et des intrigues à conduire ; il changeait sans cesse de maîtres et d’ennemis. Engagé aujourd’hui sous la bannière du duc d’Ossone, il avait eu la veille le commandement des galères toscanes. Depuis 1615, c’était le service de Venise qui le tentait. Un jour, mécontent de son oisiveté, irrité des négociations et des lenteurs, il montre à ses amis, du haut du campanile de Saint-Marc, les palais et les trésors de cette brillante cité, qui témoignait si peu d’empressement à lui confier ses navires. Ce n’était pas là une conjuration précise, encore moins une conjuration solennelle, pathétique, à la façon de Saint-Réal et d’Ottway. Que Jacques-Pierre et ses compagnons aient eu l’idée de piller Venise, cela est certain ; qu’ils se soient adressés à l’ambassadeur espagnol Bedmar, ainsi qu’au vice-roi de Naples, pour chercher quelque appui auprès d’eux, rien de plus naturel ; de là à une complicité entière, il y a loin. M Bedmar ni le duc d’Ossone n’avaient répondu aux ouvertures des aventuriers. Un neveu du grand Lesdiguières, nommé Juven, arrive à Venise, et Jacques-Pierre lui communique ses plans ; aussitôt Juven, celui-là même dont le nom, bizarrement estropié, est devenu le Jaffier de Saint-Réal, va tout déclarer au doge. Juven était un cœur français ; il soupçonna que ce coup de main pourrait bien tourner au profit des Espagnols, et arrêta l’affaire avant qu’elle fùt engagée. Jacques-Pierre et les siens furent pris et mis à mort.

Tel est le premier fait qui a servi de point de départ à la combinaison de M. Daru. Il n’était déjà plus question du corsaire normand et de ses bandits, lorsqu’un an après leur supplice, en 1619, le brillant et aventureux vice-roi de Naples, menacé d’une disgrâce à Madrid, songe un instant à se créer une royauté indépendante. Il demande l’appui de Venise ; mais Venise redoute une nouvelle guerre avec l’Espagne. Les projets du duc d’Ossone sont repoussés, et bientôt un vice-roi espagnol, le cardinal Borgia, vient prendre à Naples la place du duc, qui meurt à Madrid dans une prison d’état. Voilà les deux faits très distincts qu’a réunis M. Daru, et c’est ainsi que le