Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/466

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le comte de Leicester. » Et la cantatrice, encore toute haletante de son triomphe, sauta au cou du galant maestro. Le directeur de San-Carlo, bien que protestant au fond de l’âme contre ces façons d’agir par trop familières, n’osa cependant s’y opposer ouvertement; il se contenta de froncer le sourcil et d’emmener au plus vite le vainqueur, sous prétexte qu’il fallait laisser la signora se déshabiller. — Bonne nuit donc, divo maestro! allez reposer sur vos lauriers aussi doucement que je vais dormir sur les miens. — Et la prima donna, tendant sa jolie main à Rossini, accompagna ces mots d’une étreinte qui en disait plus que messer Barbaja n’en devait entendre.

Depuis le fameux soir où le cygne de Pesaro et la Philomèle de Madrid avaient échangé dans le succès une si tendre œillade, il s’était établi entré Rossini et la Colbrand un commerce souverainement original de sympathies réciproques. Tout en reconnaissant des deux côtés qu’on était né l’un pour l’autre, et qu’on devait immanquablement s’appartenir tôt ou tard, on ne s’expliquait pas, on usait de diplomatie et de réserve. Moitié terreur de la jalousie du farouche Barbaja, dont ils dépendaient, elle et lui, plus ou moins, moitié crainte de compromettre leur situation respective par une déclaration qui pourrait provoquer la plus stupéfiante raillerie, ces deux êtres également avisés, également dépourvus de toute espèce de préjugés et fort revenus d’ailleurs, quoique jeunes encore, des illusions de la vie, ces deux êtres se contentaient de s’observer en se tenant chacun sur ses gardes. Ne rien précipiter, reconnaître le terrain, prudemment peser le pour et le contre, et seulement quand on croirait être sûr de son fait tenter l’attaque, tel était le plan de campagne que de part et d’autre on se formait. Dans tout ceci, la passion n’occupait, on le devine, qu’une place bien secondaire. On se sentait gens trop raisonnables pour se laisser prendre à pareil jeu d’enfans. Ce qu’on voulait, tranchons le mot, c’était tout simplement faire une affaire, et quand deux personnages se placent à ce point de vue, il va sans dire que presque toujours ils cherchent à se piper l’un l’autre. Aussi quels monologues et quels a parte dans cette idylle! — « Il est vrai, soupirait la bergère, que j’ai six ou sept ans de plus que lui; mais bah ! je suis belle encore et me sens de force à fixer le damoiseau. D’ailleurs voici venir la trentaine, et à moins de vouloir mourir vieille fille aux bras du signor Barbaja, il est temps de songer au mariage. » — «Je suis de beaucoup plus jeune qu’elle, murmurait à son tour le berger, mais aussi de beaucoup plus pauvre. Or sans argent que vaut le génie ? Je connais le public, aujourd’hui il fait de moi son idole, et demain il serait capable de me laisser mourir de faim. Ergo marions-nous, non par amour, vive Dieu! je ne suis pas si fou, mais pour obéir aux conseils de la saine raison. Quelle femme à ces