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assurément là une chose fort simple et fort louable, et je m’inclinerai toujours volontiers devant l’autorité de l’écrivain qui mettra au profit de la discussion musicale et de l’histoire ces connaissances techniques qu’on puise dans la fréquentation des conservatoires et dans le commerce assidu des œuvres des grands maîtres; mais cet homme-là est-il bien encore un musicien, et ne faut-il pas plutôt, avec d’Alembert, l’appeler un philosophe ? Que les musiciens discourent sur la musique, rien de mieux, mais à une condition, une seule, c’est qu’ils n’en feront plus. Io mi servo di certa idea che un viene alla mente, écrivait Raphaël, expliquant au comte de Castiglione le sens de ses inspirations. Or c’est justement votre idée qui vous rend impropre à juger les idées des autres. On ne compose en général qu’à la condition d’avoir une certaine foi dans ce que l’on produit. Voilà donc pour un musicien qui fait de la critique un point de départ très naturel : blotti au centre de son œuvre comme dans un soleil, c’est de là qu’il se complaît benoîtement à diriger le cours des astres. Voyez le bon Grétry dans ses Mémoires, voyez cet excellent M. Berton embastionné dans Aline, reine de Golconde, et canardant le pauvre Rossini du haut de sa gentilhommière !

Rossini connaissait trop bien le fond des choses pour se beaucoup soucier de ce qu’on disait de lui : l’éloge et la critique le trouvèrent de tout temps également impassible. Que cette froideur fût naturelle ou jouée, peu importe; ce qu’il y a de certain, c’est que jamais son visage ne trahit à ce propos l’ombre d’une émotion. J’ai connu, je l’avoue, plus d’un homme de génie professant le même parti pris; mais la plupart du temps cette indifférence affectait une hauteur superbe, je ne sais quel lyrisme aristocratique; on y sentait quelque chose du demi-dieu qui dédaigne de se commettre, quelque chose aussi de l’aigle perdu dans la nuée et laissant coasser les grenouilles. Chez Rossini, rien de pareil, aucune antipathie systématique, pas même de préoccupation; l’idée ne lui venait pas de s’isoler dans sa gloire, tout au contraire il vivait de la vie de tout le monde et très bourgeoisement, donnant la main aux uns, coudoyant les autres, et n’ayant pas l’air de se douter que ces hommes, tous égaux devant son ricanement plein de bonhomie, fussent ses admirateurs, ses rivaux ou ses jugea.

Après avoir écrit pour San-Mosè deux opéras bouffes sans conséquence, l’Occasione fa il ladro et Il Figlio per azzardo, Rossini composa pour la Fenice Tancredi. sa première héroïde musicale. Nous n’essaierons pas de raconter ici le fanatique enthousiasme que cette partition provoqua dans Venise; mieux vaut laisser parler M. Beyle, qui fut témoin de ce triomphe. « L’empereur et roi Napoléon eût honoré Venise de sa présence que son arrivée n’y eût pas distrait de