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Rossini avait double droit de s’appliquer cet aphorisme du philosophe de Baireuth. Toujours est-il que, revenu à Venise, il se remit à l’œuvre et composa pour le carnaval de l’année 1811[1] l’Inganno felice, une de ces improvisations éblouissantes dont le génie, en sa prodigue aurore, aie secret, et qui sont comme la ruche frémissante où s’agite et bourdonne l’essaim sacré qui plus tard peuplera le monde.

Rossini avait alors vingt ans, et sa renommée en était à ce point déjà, que les premières scènes de l’Italie se disputaient les productions de son génie. Ce fut la Marcolini qui fit engager (scriturare) le jeune maestro à Milan pour l’automne de 1812. « La scritura, dit M. Beyle, est une petite convention de deux pages, ordinairement imprimée, qui contient les obligations réciproques du maestro ou du chanteur et de l’impresario qui les engage. Il y a beaucoup d’intrigues pour les scritture des premiers talens. Je conseille au voyageur de voir de près cette diplomatie-là; il y a souvent plus d’esprit que dans l’autre. Là, comme pour la peinture, les coutumes du pays où l’art a pris naissance se confondent avec la théorie de cet art, et souvent expliquent plusieurs de ses procédés. Le génie de Rossini a presque toujours été influencé par la scrittura qu’il avait signée. Un prince qui lui eût fait une pension de 3,000 francs l’aurait mis à même d’attendre le moment de l’imagination pour écrire, et eût donné par ce simple moyen une physionomie nouvelle aux créations de son génie. »

Ce qui se passait à l’époque où M. Beyle observait si ingénieusement les mœurs de l’Italie n’a guère varié, et les abords de la. Scala sont encore aujourd’hui ce qu’ils étaient alors, une sorte de bourse musicale du monde entier. Là, dans les boutiques et les cafés, vous voyez du matin au soir aller, venir et se grouper des hommes dont la musique fait ici-bas l’unique occupation. Pour les uns, elle est un métier; pour les autres, une passion : tous en vivent. Là se traitent les engagemens concernant l’opéra nouveau, là sont débattus entre le poète et le compositeur les avantages et les inconvéniens de tel ou tel sujet. — Ce personnage au maintien affecté, et dont les vêtemens trahissent une élégance de mauvais goût, c’est un chanteur en quête

  1. En Italie, l’année théâtrale se partage en trois saisons (stagioni) : la première et la plus importante des trois, celle du carnaval (la stagione teatrale del carnevale), s’ouvre le 26 décembre et se ferme à Milan et à Naples aux derniers jours du carême. La seconde, dite della primavera (du printemps), commence le 10 avril et finit avec juin. La troisième, dite de l’automne (dell’ autunno), débute vers le 15 août ou le 1er septembre et se prolonge jusqu’à la fin de novembre. A chaque stagione, la troupe change, et l’on met en scène un opéra nouveau, lequel, s’il réussit, est durant trois mois représenté tous les soirs, le vendredi excepté. Dans les grandes villes comme Naples et Milan, on y joint un ballet qui s’exécute entre le premier et le second acte, pour donner aux chanteurs le temps de reprendre haleine.