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tannique s’est formée par l’alliance des institutions libres et du travail agricole, comment la liberté a servi d’auxiliaire à l’agriculture, et comment la vie rurale a été la forte assiette de la liberté politique elle-même. Allez en Irlande, c’est un bien autre spectacle, et qui n’est pas moins instructif. Vous saisirez dans son principe et dans ses causes cette misère immense, legs de plusieurs siècles d’oppression ; vous serez conduit à ce dénoûment qui devait précéder la transformation de l’Irlande, une famine et une émigration en masse qu’on a nommée du nom biblique de l’Exode. Voilà comment les faits agricoles s’animent, prennent un intérêt attachant, et comment l’économie politique elle-même a le fort attrait de l’histoire.

C’est là du reste le secret dans tous les domaines de l’intelligence : éclairer les faits les uns par les autres, mêler l’instruction de l’histoire au trait rapide de l’observation, allier l’analyse des phénomènes de l’esprit à la peinture du monde au sein duquel ils se produisent. Ainsi l’étude de la vie intellectuelle devient autre chose qu’une froide dissection. Bien des aspirations, bien des genres de talent peuvent s’appliquer à cette œuvre et la poursuivre sous des formes différentes. Aucune forme n’est plus actuelle aujourd’hui que ce genre d’observation littéraire qui est à demi de l’histoire, à demi de la critique, qui est toujours en éveil, et pour ainsi dire une succession d’impressions sur les œuvres et sur les hommes, à mesure qu’ils passent dans cette galerie vivante des choses contemporaines. Le côté faible de ce genre, on le connaît. Quand les impressions de journal deviennent un livre, on risque de mêler des noms et des ouvrages d’une importance trop inégale, de fixer sous une forme trop durable ce qui a déjà perdu son intérêt, de reproduire une multitude de traits dont le sens échappe ; mais il peut rester toujours le goût, le tact, l’esprit distingué, la finesse du jugement, même quand il se laisse aller à de trop faciles admirations, l’instinct juste et sain, et ce sont ces qualités que M. de Pontmartin montre dans ses Causeries littéraires, œuvre agréable et qui n’a point la prétention de résumer les archives de la littérature contemporaine. Si on cherchait l’unité du livre de M. de Pontmartin, on la trouverait sans doute dans cette distinction d’un esprit juste qui cause sur divers sujets ; c’est une série de conversations interrompues, reprises, continuées sur un roman ou un poème nouveau, sur l’œuvre de la veille et les diverses tendances de l’esprit moderne. La critique de M. de Pontmartin est délicate et indulgente, mais en même temps elle prend un accent de netteté et d’élévation quand elle se trouve en présence de ces violons excès de l’imagination qui ne sont pas seulement des excès littéraires, qui sont les symptômes des déviations morales de notre temps ; là est l’inspiration honnête sous la forme élégante du langage. La littérature est une sorte de champ de bataille où se poursuit un éternel combat entre ces instincts des esprits honnêtes et les violens dérèglemens des imaginations faussées, et en cela qu’est-elle autre chose que l’expression des luttes de notre âge étendues à toutes les sphères de l’activité des peuples, à leur vie sociale et à leur vie politique ? Partout en effet aujourd’hui sont en lutte les tendances opposées, seulement ce choc d’opinions et de principes varie selon les pays, et prend une forme différente selon le théâtre où il se produit.

C’est surtout depuis 1848 que les luttes sont devenues plus tranchées, jus-