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complaire à une dizaine de sauvages inertes et nonchalans que je laisserais la discipline se relâcher à mon bord !

Le commandant donna immédiatement des ordres pour que cet équipage, composé d’élémens si divers, fût conduit à bord. Quand on ouvrit aux Indiens la porte de leur prison, ils hésitèrent à sortir, ne comprenant pas où on voulait les mener. Prison pour prison. Ils aimaient autant rester là où ils souffraient depuis trois grands mois : la douleur a ses habitudes, elle aussi. Les matelots qui venaient les chercher les placèrent au milieu de leurs rangs, et ils arrivèrent ainsi sur la plage. On les embarqua dans de grands bateaux qui descendirent le courant de la Plata jusqu’à Montevideo, où l’Asia se trouvait à l’ancre, équipée tant bien que mal et prête à partir. Ce bruit d’hommes occupés à la manœuvre, ce mouvement des matelots courant d’un pied leste sur le pont, grimpant à travers la mâture, étonna les Puelches. Ils regardaient le vaisseau d’un œil surpris et hébété, ne comprenant pas qu’il leur fût réservé un rôle actif sur cette citadelle flottante. Un officier les poussa sur le gaillard d’avant, et un quartier-maître leur distribua des vêtemens de marins en disant avec une solennité burlesque qui souleva un immense éclat de rire : — Puisque vos mamans ont oublié de vous donner un trousseau, mes enfans, faites-moi le plaisir d’endosser ces chemises de coton bleu qui étaient destinées à recouvrir d’honnêtes chrétiens, et attention à ne pas déchirer ces culottes d’ordonnance... Holà! barbier, coupez une demi-brasse de ces cheveux-là.

Les Indiens s’habillèrent avec autant de répugnance que d’embarras. Ils ressemblaient, durant cette opération difficile pour eux, à des condamnés que l’on force à se revêtir de la triste livrée de la prison. Au moment où le barbier abattait avec ses ciseaux les longues chevelures des Puelches, un canot aborda le vaisseau, au pied de l’échelle du commandant. Trois personnes montèrent sur le pont : c’étaient don José et les deux dames passagères comme lui à bord de l’Asia. Doña Marta, agitant de sa main droite un bel éventail tout neuf, donnait le bras au jeune cavalier, et marchait avec la dignité d’une duègne qui n’a point renoncé à plaire. A côté de sa tante s’avançait Antonina, un peu troublée de voir tant d’hommes réunis sur cet étroit espace. La jeune fille éprouvait cette vague inquiétude qui oppresse le cœur au moment où l’on va entreprendre une longue traversée. À cette heure-là, les pays que l’on a le moins aimés, ceux où on ne laisse ni affection intime, ni parent, ni ami, les plages désertes même se revêtent d’un charme inattendu. Le dernier chant de l’oiseau de terre, serait-ce le piaulement du moineau, résonne doucement à l’oreille de celui qui va se lancer sur l’immense océan!

Durant les premiers jours de la traversée, les Indiens, éprouvés