Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1299

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aîné, professeur éminent qui n’est pas du Conservatoire parce qu’il a tous les titres imaginables pour diriger une classe et fonder une école. M. Lemmens a exécuté sur le piano à pédales de M. Érard la grande fugue en sol mineur de Sébastien Bach avec un brio et une netteté admirables. Nous aurions sans doute quelques observations à faire sur le jeu particulier des pédales et l’espèce de sonorité confuse qui en résulte ; mais ce défaut, auquel on pourra peut-être remédier, n’affaiblit en rien le beau talent de M. Lemmens, qui pendant deux heures a constamment excité l’intérêt d’un auditoire choisi.

P. SCUDO.


ESSAI sur L’ACTIVITÉ DU PRINCIPE PENSANT CONSIDÉRÉE DANS L’INSTITUTION DU LANGAGE, par P. Kersten[1]. — Comment se sont formées les premières langues en usage parmi les hommes ? Comment aujourd’hui encore chaque enfant, sous la direction de sa mère, de sa nourrice, de ses instituteurs, parvient-il à s’approprier le système de signes, la langue en usage dans le pays où il est né ? Sur cette question comme sur tant d’autres, l’esprit humain a débuté par des erreurs. On a d’abord l’invention purement arbitraire du langage, enseignée par Condillac et ses disciples, qui imaginent une longue suite de siècles où les hommes auraient d’abord vécu dispersés, sans intelligence, sans société et sans langage ; d’heureux hasards les ayant rapprochés, la pensée, la société et le langage seraient nés un jour de cette rencontre fortuite. Contre ce roman philosophique, Jean-Jacques Rousseau avait déjà présenté de vives objections, mais sans conclure. M. de Bonald en releva ingénieusement les invraisemblances et se livra à de nouvelles recherches. Toutefois il fut moins heureux dans l’invention que dans la critique, et après de vains efforts pour concevoir la nature et la formation du langage, il dut appeler je ne sais quelle révélation primitive au secours d’un système qui ne choque pas moins la théologie chrétienne que la philosophie spiritualiste.

De ces opinions extrêmes, des discussions et des recherches qu’elles provoquèrent, s’est peu à peu dégagée la véritable théorie, celle de la formation naturelle du langage. Elle se résume dans les propositions suivantes : « L’homme pense naturellement, spontanément, et la pensée précède toujours l’expression, qu’elle crée, qu’elle change, qu’elle remplace à son gré. La société est l’état naturel de l’espèce humaine, et le langage est naturel à l’homme en société. » Cette théorie est la seule vraiment spiritualiste, la seule conforme à l’expérience, à la foi et à la raison.

Il est facile de comprendre l’affinité de chacun de ces trois systèmes avec les doctrines politiques et sociales répandues de nos jours. L’invention arbitraire du langage aboutit au sensualisme ; la révélation primitive aboutit à la théocratie. Enfui la théorie spiritualiste correspond à la doctrine des droits naturels, imprescriptibles, antérieurs et supérieurs aux lois positives, tels que les proclama l’assemblée nationale de 1789.

L’auteur de l’Essai sur l’activité du Principe pensant, M. Kersten, intervient à son tour dans un débat où il reste encore tant de points à éclaircir, et il y intervient avec l’autorité de sérieuses études. Il défend la théorie spiritualiste, la formation naturelle du langage. Il est ainsi l’athlète de la raison

  1. 2 vol. in-8o ; Paris, Leroux et Jouby, 1853.