Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pied s’appellent les séchons. On appelle rémanent, nous l’avons dit, les abattis de l’ébranchage. Ces rémanens sont vendus pur les marchands de bois aux maîtres de forges jusqu’à concurrence de la quantité qu’ils sont tenus d’en livrer cependant aux communes qui ont conservé intacts leurs anciens droits de rémanens.

Les forêts du Jura sont traversées en tous sens par des routes d’exploitation superbes. Rien de magnifique à voir en ce genre, par exemple, comme la croisade des routes du Pré-au-Maire. À aucun autre endroit de la forêt ne se dégage mieux le sentiment de ce mystérieux grandiose des sapins qu’au point d’intersection de ces quatre routes allant, l’une à Levier, l’autre à Villeneuve, celle-ci à Villers-sous-Chalamont, et celle-là à L’Abergement-du-Navois. Cependant, si belles et si multipliées que soient ces routes, elles se trouvent encore parfois bien éloignées des pièces de marine que l’on a à y conduire.

Manuel était un jour ainsi dans la forêt, avec ses deux bœufs bien muselés, en société de plusieurs autres voituriers de marine. La pièce qu’il s’agissait d’enlever avait plus de cent pieds de long et mesurait à la tête un mètre d’équarrissage. Un pareil arbre dans toute sa sève représente une formidable pesanteur. Comme le terrain semblait difficile, on avait été obligé de mettre trois paires de bœufs à l’attelage. Dans ce cas, la première place est toujours la plus dangereuse ; cependant Manuel n’avait pas hésité à l’accepter pour lui et pour ses bœufs. Une fois la pièce ébranlée, l’on comprend aisément qu’il faut lui faire continuer sa marche glissante à grands coups de fouet, si l’on ne veut être obligé de faire halte à chaque pas ; mais courir ainsi d’une seule traite à travers un fourré rempli de ronces, de rochers, de troncs d’arbres et de faux niveaux, est une chose qui rend bien difficile la direction précise de l’attelage. C’est une marche saccadée des plus fatigantes pour les gens et pour les bêtes. Tantôt l’arbre glisse par la seule force de sa pesanteur, et tantôt les efforts opiniâtres de tout l’attelage suffisent à peine à le maintenir en mouvement. Les bœufs par conséquent ne savent au juste ni quand ils peuvent ralentir le pas, ni quand ils vont être obligés de concentrer tous leurs efforts. Manuel, lui, fouettait, fouettait toujours en marchant à reculons, la main crampée à la corne de son bœuf de droite, le pauvre et vigoureux Dsaillet. Un moment il interrompit son fouettage et lâcha la corne pour aller au-devant des explications que semblaient lui donner ses collègues et que le bruit de la marche l’empêchait de comprendre. Tout à coup il se retourne et veut ressaisir la corne, mais, hélas ! cette corne avait disparu. Le pauvre Dsaillet, abandonné à lui-même, était allé donner sur un sapin, et, sous la vigueur de son élan, la corne, avait sauté comme si elle eût été de verre. Et cependant le pauvre animal marchait, marchait toujours sans s’apercevoir seulement, dans son zèle de travail, que son front commençait à se couvrir de sang et que sa corne venait de rouler sous son pied.

La pièce de sapin une fois sur la route, il ne reste plus qu’à la charger sur voiture. Les paysans du Jura s’en tirent d’ordinaire avec une habileté remarquable. Un homme seul y suffit parfois sans autres auxiliaires qu’un cric à manivelle qu’on appelle une signale, une forte chaîne de voiture et une forte perche qu’on appelle une pallanche.