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dépenses excessives auxquelles elles donnaient lieu, la manie dont il était possédé, comme tant d’autres souverains absolus, de tout voir, de tout diriger par lui-même, et qui n’avait d’autre résultat que d’entraver l’expédition des affaires les plus urgentes, toutes ces circonstances entretenaient en Russie un état de souffrance et d’inquiétude dont il ne se doutait pas, parce qu’au milieu des flatteurs dont il était entouré, aucun de ses conseillers les plus sages n’avait assez de résolution ou de crédit pour lui faire entendre la vérité, parce qu’il mettait souvent son amour-propre à suivre ses inspirations personnelles sans écouter aucun avis, parce qu’enfin on ne pouvait exercer sur lui quelque influence qu’en flattant ses passions et ses rêves.

Tels sont les traits sous lesquels l’ambassadeur d’Angleterre à Saint-Pétersbourg, lord Cathcart, représentait à son gouvernement le puissant monarque du Nord ; il rendait d’ailleurs hommage à la sincérité, à la droiture de ses intentions, et il ajoutait que ses sentimens pour la Grande-Bretagne étaient ceux d’une véritable prédilection, bien qu’en général la nation russe fût animée d’une grande jalousie de la puissance et de l’influence anglaises. Lord Castlereagh ne se préoccupait pas outre mesure des dispositions que lui signalait lord Cathcart ; il en concluait que sans doute elles devaient être surveillées, mais qu’en usant des ménagemens convenables, on pouvait trouver dans le caractère même de l’empereur les moyens de neutraliser le danger des tendances envahissantes du cabinet russe.

L’esprit clairvoyant du ministre anglais s’inquiétait davantage de l’état intérieur de la Prusse, où un gouvernement imprudent et faible avait toléré, avait encouragé même, comme arme de guerre contre la France et comme moyen d’influence en Allemagne, les manifestations d’un ardent libéralisme auquel maintenant il paraissait peu pressé de donner satisfaction. Voici ce que lord Castlereagh écrivait dès les derniers jours de 1815 au représentant de l’Angleterre auprès de la cour de Berlin :


« Quelque admiration, quelque reconnaissance que j’éprouve de la conduite de la nation prussienne et de son armée dans la guerre qui vient de finir, je ne puis cacher que je vois avec beaucoup d’anxiété la direction imprimée à sa politique. Il y a sans aucun doute une grande fermentation dans tous les ordres de l’état ; des notions très libres en matière de gouvernement, pour ne pas dire des principes vraiment révolutionnaires, ont pris le dessus, et l’armée n’est nullement subordonnée à l’autorité civile. Il est impossible de dire où s’arrêteront de telles impulsions, lorsque l’établissement du système représentatif leur permettra de se développer. Au surplus, si j’appelle votre attention sur cet état de choses, ce n’est pas pour vous engager à y intervenir, mais pour vous pénétrer de l’importance qu’on doit mettre, spécialement dans l’intérêt de la Prusse, à maintenir la bonne intelligence