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se contentaient pas d’un seul vivier ; leurs piscines étaient divisées en compartimens où ils tenaient enfermés séparément les poissons d’espèces différentes ; ils entretenaient un grand nombre de pêcheurs uniquement occupés de pourvoir à la nourriture de ces animaux. Ils avaient autant de soin de leurs poissons que de leurs propres esclaves quand ceux-ci étaient malades. On ajoute même qu’une expédition navale commandée par un amiral eut pour mission d’introduire sur les côtes de la Toscane une espèce de scare propre à la mer de Grèce[1].

Cette vogue extravagante, qui gagna les diverses classes de la société et amena la ruine de familles tout entières, eut aussi pour effet d’appauvrir les côtes de la Méditerranée. Juvénal se plaignit qu’on ne donnât plus au poisson de la mer Tyrrhénienne le temps de grandir. Le luxe scandaleux déployé dans ces piscines et l’attention soutenue dont les animaux marins étaient alors l’objet n’ont fourni d’ailleurs aucun résultat utile à la pisciculture. Le seul fait digne de remarque à cette époque de stériles prodigalités est l’introduction de la dorade dans des étangs artificiels, où l’on plaça des coquillages pour lui servir de nourriture.

On peut franchir brusquement cet immense espace de temps qui sépare la domination romaine du XVIIIe siècle sans trouver à y constater aucun progrès important pour l’aménagement des eaux. L’art du pêcheur s’étendit toutefois et se perfectionna pendant le moyen âge, et les viviers devinrent extrêmement nombreux en France et en Italie. Les rois et les princes avaient tous des étangs artificiels dans leurs domaines, et nous voyons Charlemagne lui-même prendre grand soin de réparer les siens, d’en faire creuser de nouveaux, et donner l’ordre de vendre les poissons qui en provenaient. Les communautés religieuses prélevaient un droit énorme sur le produit de presque toutes les pêches, et avaient des viviers considérables dans lesquels s’engraissait une multitude de poissons. L’entretien de ces nombreuses piscines nécessita des précautions et des soins particuliers, et le restaurateur de l’agriculture du XIIIe siècle, Pierre de Crescenze, indiqua ce qu’il convient de faire pour tirer le meilleur parti des étangs d’eau douce et des lacs d’eau salée. On ne trouve pourtant dans son ouvrage[2] aucune méthode digne d’être exposée ici, et ce traité ne nous semble pas avoir rendu plus de services à la pisciculture que celui de Florentinus dans le IIIe siècle de notre ère, autant toutefois qu’on peut juger de ce dernier par les extraits que nous a conservés Cassianus Rassus. Il parait néanmoins que vers la fin du moyen âge on chercha des méthodes nouvelles destinées à accroître la production du poisson : un moine de l’abbaye de Réome, près Montbard, dom Pinchon, imagina de féconder artificiellement des œufs de truite, en faisant écouler tour à tour par la pression les produits femelle, et mâle de cette espèce dans une eau qu’il agitait ensuite avec son doigt. Après cette opération, il plaça les œufs dans une caisse en bois dont le fond était garni de sable fin, et qui présentait

  1. Voyez, pour plus de détails, Noël de la Morinière, Histoire des Pêches, t. Ier, 1815, Cuvier et Valenciennes, Histoire naturelle des Poissons, t. I, 1828, et Dureau de la Malle, Économie politique des Humains, t. II, 1840.
  2. Les diverses éditions de cet ouvrage portent des titres différens : Trattato dell’ agricollura, 1305 ; Opus ruralium commodorum, etc. Charles V en a fait faire en 1486 une traduction française, qui est intitulée : Proufficts champêtres et ruraux.