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pas à moi, c’est à vous, mon Dieu, que je dois la victoire ! » Puis il s’approche de Vivonne et le conjure de se rendre. Celui-ci, dans un effort suprême, parvient à se dresser sur un genou et fait mine de vouloir frapper Jarnac de sa dague : « Ne te bouge, s’écrie Jarnac, ou je te tuerai ! — Tue-moi donc ! » réplique noblement La Chasteigneraye, et il retombe épuisé, rendant des flots de sang de sa blessure. Jarnac, sans se décourager, conjure de nouveau le roi, les mains jointes, de faire grâce à Vivonne ; mais Henri, impassible encore cette fois, ne veut rien répondre. Alors, s’approchant de son adversaire, qui était gisant tout de son long (après avoir eu toutefois la précaution d’éloigner avec la pointe de son épée celle de Vivonne, qui était à terre, et l’une de ses daguettes sortie du fourreau), Jarnac lui dit : « Chasteigneraye, mon ancien compagnon, reconnais ton Créateur, et soyons amis. — Sire ! s’écrie-t-il ensuite d’une voix émue et suppliante, sire ! voyez ! il se meurt ! Pour l’amour de Dieu, prenez-le ! » Cette scène avait produit dans l’auditoire la plus pénible sensation : on était touché de la généreuse conduite de Jarnac, de l’affreuse situation de son adversaire. Le connétable et les maréchaux intercédèrent à leur tour auprès du roi en faveur de Vivonne : « Si le roi n’intervient pas, disaient-ils, Jarnac est obligé d’achever le blessé, puis de traîner son cadavre hors de la lice, afin de le livrer au bourreau… Quel spectacle douloureux pour les princesses, pour les dames de la cour, pour les amis de Vivonne ! Il étoit temps que sa majesté prît un parti, car il perdoit tout son sang ; si on ne lui portoit secours, il ne tarderait pas à rendre le dernier soupir. » Cependant Jarnac s’était tourné vers la duchesse de Berri[1], sœur du roi, qu’il voyait attendrie ; il prie en grâce cette princesse, que ses qualités rendaient populaire, de fléchir Henri. À l’appel de cette voix chérie, le roi paraît se réveiller de la stupeur où le résultat du combat l’a plongé ; il prête l’oreille à la douce prière de Marguerite ; enfin il se laisse toucher. « Jarnac, me le donnez-vous ? dit-il. — Oh ! oui, sire, répond Monlieu ; je vous le donne pour l’amour de Dieu et pour l’amour de vous ; suis-je pas homme de bien ? — Vous avez fait votre devoir, Jarnac, et vous est votre honneur rendu. Qu’on enlève le seigneur de La Chasteigneraye. »

Vivonne fut emporté hors de la lice sans connaissance et dans un état pitoyable ; mais le lendemain, revenu à lui, il arrachait les appareils que les médecins avaient posés sur ses blessures, et peu de temps après il expirait en proie à une excitation nerveuse que rien ne put calmer.

  1. Mme Marguerite de France, depuis duchesse de Savoie. « Cette princesse fut si parfaite en sçavoir et sapience, qu’on lui donna le nom de Minerve de la France. » (Brantôme.)