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tendresse pour la voix exceptionnelle et le talent extraordinaire de son virtuose de prédilection. Doué d’une belle figure, comédien assez distingué pour avoir mérité les éloges de Garrick, qui lui donna même des conseils, musicien excellent, puisqu’il s’était composé plusieurs scènes qu’il intercalait souvent dans les opéras qui lui étaient confiés, Guadagni avait un caractère irascible, et il était quelquefois d’une insolence extrême envers les impresarii et les pauvres compositeurs sans renommée dont il daignait chanter la musique. Piccini, malgré l’extrême douceur de son caractère, sut imposer à Guadagni sa volonté, et jamais il ne lui permit de changer une note aux rôles qu’il lui confiait. Quant à Gluck, qui préludait déjà à la grande révolution qu’il devait opérer dans le drame lyrique, il n’était pas homme à souffrir qu’un chanteur osât modifier la pensée dont il était l’interprète.

D’une taille moyenne, chargé d’embonpoint comme l’étaient presque tous les sopranistes après la première jeunesse, Guadagni, avec son teint de cire jaune, sa poitrine grasse et son cou enfoncé dans les épaules, avait un peu l’air d’une vieille marquise. Il tenait toujours à la main une magnifique tabatière d’or, enrichie de diamans, qu’il roulait entre ses doigts et qu’il montrait avec complaisance. C’était un cadeau du grand Frédéric, et le plus riche qu’eût jamais fait ce roi, aussi économe que mélomane. Guadagni avait eu l’honneur de chanter devant lui à Potsdam en 1776. Il était fort curieux à entendre quand il se mettait à parler des grands personnages qu’il avait approchés, et ses jugemens sur les compositeurs, les artistes célèbres de son temps étaient d’une parfaite justesse.

— De tous les maîtres que j’ai connus dans ma longue carrière, disait-il à l’abbé Zamaria, qui le harcelait de questions, les deux plus illustres ont été Haendel et Gluck. Allemands tous les deux, ils avaient dans le physique, dans le caractère, aussi bien que dans le génie, de nombreux traits de ressemblance. Grand et fort comme un Turc, Haendel avait une figure pleine de noblesse et un caractère d’une violence extraordinaire. Il ne fallait pas lui résister, ni se permettre le moindre changement à sa musique, si on ne voulait pas avoir avec lui de terribles discussions. Un jour il faillit jeter la Cuzzoni par la fenêtre, et sa lutte avec le célèbre Senesino a partagé la haute société de Londres en deux camps ennemis. pour moi, je n’ai eu avec ce grand musicien que de très bons rapports. Appelé à Londres pour chanter dans ses deux magnifiques oratorios, le Messie et Samson, dont je n’oublierai jamais l’effet prodigieux, je me suis acquitté de ma tâche à la grande satisfaction du maître, qui me dit un jour avec la rude familiarité qui lui était propre : « A la bonne heure, voilà comment il faut dire ma musique ! Tu n’es pas un asino