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tout espéré, pouvait encore prodiguer son sang, mais ne pouvait plus donner sa confiance. Plus loin, c’était l’Allemagne, d’où, avant le jour des désastres irréparables, une voix fraternelle avait adressé à l’empereur de prophétiques avertissemens[1] ; c’était l’Allemagne, dont la grandeur intellectuelle rendait alors les humiliations plus poignantes, qui venait de perdre Klopstock, Schiller, Kant, Leasing, Wieland, et entendait encore Goethe et Kœrner chanter les vieilles gloires de la patrie en présence des baïonnettes françaises : terre fatale où, masquant la défection sous le patriotisme, les alliés de la veille, Prussiens, Autrichiens, Bavarois ou Saxons, venaient frapper le bon blessé, chacun à son tour, dans l’ordre et selon l’empressement de ses haines. Aux extrémités de l’empire, on voyait, d’un côté, la Hollande, où les exigences françaises avaient rendu la royauté insupportable, même à un prince de la maison impériale, et de l’autre, l’Italie, qui contemplait avec tristesse le Vatican désert et qui, toujours jalouse de l’étranger, allait inspirer la trahison au premier soldat de l’armée ; c’était enfin la France elle-même, où la voix tonnante de l’empereur poussait seule un cri de guerre expirant sans écho au sein de l’atonie universelle ; c’était la France, où un conspirateur obscur venait de donner la mesure des dévouemens, et où se préparait au sein du premier corps de l’état cette conjuration contre l’empire qui eut pour complices « ceux-là mêmes qui avaient été le plus comblés de bienfaits par César, mais dont il avait rendu la fortune trop brillante pour qu’ils ne s’occupassent pas d’échapper au malheur commun[2]. »


LOUIS DE CARNE.

  1. « J’ignore, sire, sous quels traits vos généraux et vos agens vous peignent la situation des esprits en Allemagne. S’ils parlent à votre majesté de soumission, de tranquillité et de faiblesse, ils l’abusent et la trompent. La fermentation est au plus haut degré ; es plus folles espérances sont entretenues et caressées avec enthousiasme ; on se propose l’exemple de l’Espagne, et si la guerre vient à éclater ; toutes les contrées situées entre le Rhin et l’Oder seront le foyer d’une vaste et active insurrection. La cause puissante de ces mouvemens n’est pas seulement la haine contre les Français et l’impatience du joug étranger ; elle existe dans la mine de toutes les classes, dans la surcharge des impositions, contributions de guerre, entretien de troupes, passage de soldats et vexations de tous les génies continuellement répétées. Le désespoir des peuples qui n’ont rien à perdre, parce qu’on leur a tout enlevé, est à redouter.
    « Ce n’est pas seulement en Westphalie et dans les pays soumis à la France qu’éclatera cet incendie, mais aussi chez tous les souverains de la confédération du Rhin. Ils seront eux-mêmes les premières victimes de leurs sujets, s’ils ne partagent pas leur violence. Je le répète à votre majesté, je souhaite avec ardeur qu’elle ouvre les yeux sur cet état de choses, et qu’elle le juge avec toute la supériorité de son esprit pour prendre les mesures et les précautions qu’elle croira convenables. » (Lettre du roi Jérôme de Westphalie à l’empereur Napoléon, décembre 1812, citée par M. Bignon.)
  2. Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains, chap. XI.