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L’empereur Napoléon avait remporte de grandes victoires, bouleversé les frontières des états, élevé et brisé des dynasties. Cela s’était déjà vu dans le monde, et, grâce à son épée, cela aurait pu se voir longtemps encore ; mais ce qui n’avait jamais été tenté, ce qui dépassait la mesure de la puissance humaine, c’était de contrarier deux cents millions d’hommes dans leurs habitudes journalières, et de contraindre tous les consommateurs du globe à devenir, au préjudice de leurs intérêts et de leurs usages invétérés, les auxiliaires de la lutte engagée contre l’Angleterre. Ce qui suscitera l’étonnement de tous les siècles, c’est qu’au risque de bouleversemens sans nombre suivis d’une guerre gigantesque, on ait enlacé par des liens indissolubles tout le système politique de l’empire à une théorie économique dont le succès ne devenait possible qu’autant que de Naples à Archangel on parviendrait à imposer à tous les peuples la transformation de leur vie matérielle : tentative incroyable, qui subordonnait l’existence même du grand empire à la substitution de la betterave à la canne et du pastel à l’indigo, — qui plaçait les Russes, les Danois, les Suédois et tous les peuples tributaires, soit en état de guerre, soit en état de quasi-insurrection contre lui, chaque fois qu’ils sucraient une tasse de thé ou qu’ils prenaient une prise de tabac !

Les violences de l’Angleterre et son systématique mépris du droit des neutres pouvaient justifier sans doute plusieurs dispositions des décrets de Milan et de Berlin ; mais la question n’est pas de savoir si les violences exercées contre le commerce anglais étaient légitimes à titre de représailles, et s’il était licite de répondre par la menace du blocus continental à la théorie du blocus sur le papier ; ce qu’il s’agit d’apprécier pour juger la portée politique du système, c’est la possibilité de l’appliquer à des populations innombrables, parfaitement indifférentes à nos débats, et pour lesquelles ce système ne pouvait être qu’une occasion de souffrances et d’énormes sacrifices sans nulle compensation.

Fermer la mer aux Hollandais, aux Danois, aux Suédois, aux Anséates, qui ne vivent que par les transactions maritimes, c’était les condamner à la ruine. Obliger la Russie à suspendre, même sous pavillon neutre, toute relation commerciale avec l’Angleterre et avec l’Amérique, dont l’Angleterre gardait tous les chemins, c’était préparer au sein de cette grande nation aristocratique et agricole un mouvement d’opinion destiné à triompher promptement des ambitieuses velléités du jeune tsar ; c’était, en un mot, rendre inévitables d’une part les réunions territoriales prononcées en Allemagne en 1810, et de l’autre, la guerre de 1812, qui en fut la conséquence. Qu’on opposât des mesures rigoureuses au gouvernement qui avait scandalisé