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que l’on s’est rappelé, elle a reçu de très grandes louanges ; mais on lui doit encore celle-ci qu’elle y a paru insensible. Comme vous estes de ses amies, ma chère sœur, nous vous faisons part de nos sentimens pour elle et de l’extrême satisfaction que nous avons eue de sa visite. Il faut néanmoins confesser qu’il s’est dit une petite chose à son désavantage, qui est, sans flatterie, qu’elle n’égaloit pas à beaucoup près l’original. »


Nous rencontrons maintenant une autre religieuse, estimée aussi de Bossuet, qui n’appartient ni à Port-Royal ni au Carmel, l’abbesse de Fontevrault, Marie-Madeleine-Gabrielle de Rochechouart, fille du duc de Mortemart et de Diane de Grandseigne, nièce du comte de Maure, sœur du duc de Vivonne, de Mme de Thianges et de Mme de Montespan. Elle avait l’esprit des Mortemart et quelque chose de la beauté de ses sœurs, ainsi qu’on peut le voir dans le portrait de Gantrel, qui la représente, sur le déclin de l’âge, avec les traits les plus nobles et un grand air de majesté et de douceur[1]. Son goût naturel la portait vers le monde, et elle eût peut-être succombé comme ses sœurs ; le cloître la sauva, et lui fut tout ensemble un asile à sa vertu et une école où toutes ses qualités se développèrent. Elle ne savait pas seulement l’italien et l’espagnol, les deux langues alors à la mode, mais elle parlait le latin et l’écrivait d’une façon à étonner les plus habiles. Un peu plus tard, elle apprit assez le grec pour entreprendre du Banquet de Platon, en s’aidant beaucoup, il est vrai, du latin de Ficin, une traduction d’un style naturel, coulant, agréable. Elle l’envoya à Racine, qui en refit le commencement, surpassant aisément la docte religieuse, mais restant lui-même bien au-dessous de l’original, et remplaçant par une savante élégance la naïveté, la grâce, le charme incomparable du modèle antique[2]. Vainement Mme de Mortemart, frappée de tant de mérite, voulut regagner sa fille au monde : celle-ci, qui d’abord était entrée au couvent avec répugnance, s’y était attachée et n’en voulut plus sortir[3] ; elle fit profession à l’Abbaye-aux-Bois, à l’âge de

  1. In-folio, 1693, c’est-à-dire quand l’abbesse de Fontevrault avait quarante-huit ans, étant nés en 1645. Mignard l’avait peinte en 1675, à l’âge de trente ans, à ce que nous apprend Mme de Sévigné, t. III, p. 456 de l’édition de M. de Monmerqué. Mme de Sévigné dit à cet endroit qu’ayant vu Mme de Fontevrault dans l’atelier de Mignard, elle ne la trouva pas du tout jolie. Il faut être pour cela bien difficile ; nous renvoyons au portrait de Gantrel et au témoignage unanime des contemporains.
  2. Le Banquet de Platon, traduit un tiers par feu Monsieur Racine, de l’Académie française, et le reste par Madame de ***. Paris, 1732. Voyez aussi les notes du Banquet, tome VI de notre traduction de Platon.
  3. Nous tirons ce renseignement de la lettre circulaire qu’après la mort de Mme de Fontevrault, la religieuse qui lui succéda écrivit à tous les couvens de l’ordre pour leur annoncer la perte qu’ils venaient de faire. Cette circulaire est d’autant plus digne de foi qu’elle est de la main d’une autre Mortemart, nièce de la défunte et troisième fille du duc de Vivonne. Il y est dit qu’on eut d’abord bien de la peine à faire entrer Mlle de Mortemart au courent de l’Abbaye-aux-Bois pour y recevoir l’éducation accoutumée, mais que peu à peu elle s’y plut et y resta malgré tous les efforts de sa famille. « Madame sa mère n’oublia rien pour la retenir dans le monde ; elle employa la douceur, les prières, les promesses, les reproches, lui proposa des mariages, lui offrit les avantages de son bien ; mais Mlle de Mortemart persévéra dans sa résolution. Elle rentra dans l’Abbaye-aux-Bois sous prétexte de s’y éprouver encore. La elle souffrit de nouvelles attaques ; une infinité de personnes considérables dans le monde et dans l’église la sollicitoit sans cesse de se conformer aux volontés de madame sa mère ; mais elle ne pouvoit plus écouter d’autre voix que celle de Dieu. »