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disait-on, la grande manière italienne. Aminthe et Sylvie, les Confidences ou le Secret, le Déjeuner de la Sultane, tels sont les modèles que fournissent aux artistes-tapissiers Boucher et ses amis : voilà les œuvres en cours d’exécution aux lieux mêmes où s’étaient produites les Batailles d’Alexandre, et ces célèbres tentures des Mois, dont Lebrun, Vander Meulen, Boulle et Anguier avaient peint les originaux. Au temps de la révolution, la manufacture des Gobelins subsiste, non sans peine assurément, mais enfin elle subsiste ; elle n’est ni supprimée, ni dévastée en dépit des déclamations furibondes de Marat, qui ne se doutait pas qu’un jour prochain viendrait, — hélas ! — où son propre portrait serait, par décret de la convention, envoyé comme modèle de tapisserie dans ces murs où l’Ami du Peuple ne voyait qu’un repaire « de fripons et d’intrigans. » Les travaux reprennent aux Gobelins leur ancienne activité au moment où Napoléon monte sur le trône, et les tapisseries exécutées à partir de cette époque soit d’après les anciens maîtres, soit d’après les peintres contemporains, ne peuvent qu’augmenter la juste renommée de l’établissement fondé par Louis XIV.

L’histoire des Gobelins est donc à vrai dire l’histoire même de l’art national depuis deux siècles, et l’on ne pouvait retracer l’une sans que l’autre eût forcément sa part dans le travail de l’écrivain. Ces chroniques doublement intéressantes et jusqu’à présent trop peu connues, le directeur actuel de la manufacture, M. Lacordaire, les a résumées dans une notice pleine de faits et de judicieux aperçus. Mieux placé qu’aucun autre pour s’entourer de documens certains, il n’avance rien qui ne soit amplement justifié par des témoignages authentiques et des pièces officielles ; il semble que l’auteur veuille s’effacer absolument derrière l’annaliste et ne prétendre à rien de plus qu’au rôle de narrateur fidèle. M. Lacordaire toutefois n’a pas sacrifié à ce besoin d’exactitude les autres conditions de sa tâche. Sans commenter outre mesure les matériaux retrouvés par lui, il a su du moins les relier entre eux par quelques considérations historiques, introduire de temps en temps l’élément critique dans un récit un peu aride en soi, et ôter au sujet ce qu’il aurait pu avoir de trop expressément technique. La Notice sur les manufactures impériales des Gobelins et de la Savonnerie est à la fois un guide excellent pour quiconque visite ces établissemens célèbres, et, au point de vue de l’art et de son histoire, un livre utile, instructif, bien fait. Nous souhaitons que M. Lacordaire achève une entreprise si heureusement commencée, et que, comme il le dit dans la préface, il ajoute un travail sur l’art de la tapisserie en général à l’étude spéciale qu’il vient de publier.


HENRI DELABORDE.


V. DE MARS.