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La manufacture des Gobelins compte aujourd’hui près de deux siècles d’existence. De tous les établissemens d’art qui honorent la France, il en est peu dont le passé soit aussi long ; il n’en est pas un peut-être qui ait mieux résisté aux influences extérieures, aux commotions politiques, comme aux changemens introduits dans nos usages et dans nos goûts. L’Académie royale de peinture et de sculpture, définitivement constituée en 1663 sous la protection de Colbert, n’a pu survivre au règne de Louis XVI, ou, si quelque chose d’elle subsiste encore, c’est dans les statuts de l’École des Beaux-Arts et dans les règlemens de l’Institut qu’il faudrait rechercher ces rares vestiges de son ancienne organisation. La création d’une école à Rome pour les peintres français, école dont Errard fut le premier directeur, n’est pas antérieure à la transformation des Gobelins en manufacture royale, et d’ailleurs les conditions actuellement faites aux pensionnaires de la villa Médicis n’ont qu’une analogie lointaine avec les lois qui régissaient les pensionnaires du roi aux XVIIe et XVIIIe siècles. La manufacture de porcelaine, à Sèvres, n’a prospéré que depuis 1750, époque où il fut décidé qu’elle ferait partie désormais du domaine de la couronne ; encore faut-il déduire de ce chiffre de cent années la période comprise entre la révolution et l’empire, puisque les travaux demeurèrent alors suspendus. Enfin la première exposition publique des tableaux d’artistes vivans eut lieu seulement en 1673, et l’on sait combien de fois les règlemens concernant les salons ont été remaniés depuis les ordonnances de Louis XIV jusqu’à l’organisation actuelle. L’établissement des Gobelins, qui date de 1662, a sur toutes ces institutions successives l’avantage de l’ancienneté, et de plus, il représente mieux qu’aucune d’elles les phases diverses qu’a traversées l’art français à partir du règne du grand roi. Sous Lebrun, les Gobelins, — malgré ce titre modeste de « manufacture des meubles de la couronne, » que leur donnent les lettres-patentes, — sont moins un établissement industriel qu’une sorte de lycée où s’exercent à côté les uns des autres tout ce que la France compte alors de peintres, de dessinateurs et de graveurs habiles. La richesse des tapisseries, des pièces d’orfèvrerie et d’ébénisterie, fabriquées dès cette époque, contribue, il est vrai, à étendre la renommée naissante des Gobelins ; mais les tableaux de Vander Meulen, de Baptiste Monnoyer et d’environ quarante autres peintres dont les états de dépenses nous ont transmis les noms, les planches gravées par Edelinck, Audran, Rousselet et leurs élèves, prouvent que la « manufacture des meubles de la couronne » est avant tout le sanctuaire de l’art au XVIIe siècle. Dans le siècle suivant, lorsque Boucher est nommé par M. de Marigny inspecteur des travaux, la mode, des bergeries se substitue dans tous les ateliers au culte des principes académiques, et à l’exemple du maître qu’on leur donne, les artistes employés aux Gobelins produisent des œuvres plus propres à enjoliver les petits appartemens qu’à décorer les galeries des palais. Le sceptre que Lebrun avait porté d’une main si fière et si ferme n’est plus qu’une houlette enrubannée que Boucher tient du bout des doigts, et le nouveau chef délègue en grande partie son autorité à des lieutenans dont aucun d’ailleurs ne serait d’humeur à le trahir. Amédée Vanloo, Lépicié, Jeaurat et une douzaine de peintres de la même école, s’installent là où avaient régné les artistes surnommés à tour de rôle les romains, parce que leurs travaux rappelaient,