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IV.

La scène que nous venons de retracer avait produit sur Lorenzo une très vive impression. La voix de Beata, l’élégance de sa personne, la familiarité avec laquelle le chevalier Grimani lui avait adressé la parole, avaient excité dans son cœur un sentiment de peine qu’il n’avait pas encore éprouvé. De retour à Cadolce, il n’y avait pas retrouvé la joie paisible d’autrefois. Une distraction involontaire venait traverser ses études, un malaise indéfinissable altérait son caractère, jusqu’alors si doux et si humble. Qu’éprouvait-il donc ? Était-ce le tressaillement de la jeunesse ou bien un levain de jalousie qui mêlait déjà son amertume aux espérances de la vie naissante ? se trouvait-il humilié de ne point appartenir à ce monde d’élite où il n’était admis que par une faveur généreuse, ou était-ce le premier éveil d’un sentiment exquis qui le remplissait tout à coup de son ivresse, comme une essence qui s’échappe brusquement du vase qui la contenait ? Il y avait de tout cela dans le trouble qu’éprouvait le jeune Lorenzo, dont le caractère commençait à se dessiner. Il en est des sentimens comme des autres facultés de l’homme : après un sommeil plus ou moins long destiné par la nature à en favoriser la germination, il suffit de la moindre secousse pour les faire sortir de terre. Jamais Lorenzo ne s’était encore trouvé au milieu d’un si grand nombre de personnes distinguées. La vie qu’il avait menée jusqu’alors, studieuse et recueillie, ne lui avait laissé entrevoir que le côté favorable de sa position. L’affection presque paternelle que lui témoignait l’abbé Zamaria, l’intérêt tendre et discret qu’il inspirait à Beata, la bienveillance des subalternes l’avaient ébloui et lui avaient dérobé la réalité du monde et des choses. Jusqu’au vieux Bernabo, le camérier de Zeno, qui se plaisait à lui dire quelquefois : « Bravo, Lorenzo ; continuez à bien étudier ; son excellence est très contente de vous ! » Ce premier enchantement s’était un peu dissipé depuis la soirée mémorable passée aux bords de la Brenta. La vue du chevalier Grimani et sa contenance auprès de la signora avaient donné l’éveil à son esprit. C’était comme une pierre qu’on eût jetée au fond d’une source limpide et qui va remuer la vase amoncelée dans ses profondeurs.

Pourquoi l’avait-on laissé entièrement de côté pendant cette soirée de délices ? Personne n’avait paru s’inquiéter de sa présence, pas même la charmante Tognina, qui se plaisait d’ordinaire à le poursuivre de ses agaceries mutines ; pas un regard ne s’était fixé sur lui, et la signora Beata, qui l’enveloppait toujours de sa sollicitude, avait paru ignorer qu’il fût là, tout près d’elle, au milieu de cette société ravie de sa grâce et de sa voix touchante. N’était-il donc dans la