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assez sèchement : Mon frère ! — Une seule fois peut-être, dans une lettre du 3 août 1808, il écrit ces mois : « Vous ne sauriez croire combien l’idée que vous êtes aux prises, mon ami, avec des événemens au-dessus de votre habitude autant qu’au-dessous de votre caractère naturel me peine. » Entre les deux frères, si l’empereur reste hors d’égal pour le génie, Joseph, après tout, n’a pas le moins beau rôle pour la prévoyance et pour tous ces sentimens humains qu’on n’est point fâché de retrouver dans les maîtres des hommes. Il se refuse à la pensée de régner sur un peuple qu’il faudra tyranniser, ce sont ses expressions, qu’il faudra gouverner avec l’aide de cent mille étrangers et de cent mille échafauds. Joseph n’a pas fait vingt lieues en Espagne qu’il dit sans déguisement toute la vérité à Napoléon, et si celui-ci lui écrit qu’il aura à conquérir son royaume comme Henri IV et Philippe V, Joseph répond que sa position est unique dans l’histoire, qu’il n’a pas un seul partisan. Enfin, dès 1808, Joseph écrit à son frère : « Votre gloire échouera en Espagne. » Quel est le véritable, l’unique héros de ce drame ? C’est le peuple espagnol. Seul, sans chefs, sans gouvernement, sans direction, il s’arme de lui-même et agit. On ne trouve pas un espion, pas un guide, dit Joseph. Les paysans brisent leurs charrettes pour qu’elles ne servent pas aux transports de l’armée française, même les domestiques de la cour et des grands quittent leurs maîtres pour aller aux armées espagnoles. Seul, le nouveau roi fugitif s’en va de Vittoria à Madrid, de Madrid à Burgos, avec quelques ministres dont il n’est pas bien sûr, au milieu d’un peuple ennemi. Tel est ce tableau. Il doit à coup sûr se dégager de cette Correspondance plus d’un enseignement. Le premier, c’est que le génie lui-même, quelque immense qu’il soit, ne peut pas tout. Il a beau dire : « Je trouverai en Espagne les colonnes d’Hercule, mais non les limites de mon pouvoir ; » dans sa puissance même il ne fait que trouver un piège de plus, et s’il aperçoit les colonnes d’Hercule, c’est pour reculer devant elles jusqu’au fond de l’Océan, jusqu’à Sainte-Hélène. Le second enseignement, bon pour tous les temps et pour toutes les souverainetés, c’est celui qui résulte du spectacle de cette famille royale espagnole que Joseph était appelé à remplacer ; un roi faible, une reine dissolue, un favori impuissant, des princes sans dignité, voilà le spectacle ! Les familles souveraines ne sont pas tenues d’avoir toujours du génie sans doute ; mais elles sont tenues d’avoir de l’honnêteté, du bon sens, et de ne point offrir aux peuples le premier exemple du désordre. Ainsi les lumières jaillissent de ces pages pour l’histoire politique ; il se fait une sorte de jour intérieur qui met en un relief étrange les hommes, les caractères, les événemens de tout un temps, et c’est ce qui donne à cette Correspondance le prix d’une révélation.

Si l’histoire politique est environnée de difficultés singulières, si les révélations tardent souvent à se produire pour ajouter aux impressions universelles ou les rectifier par leurs clartés inattendues, il y a un monde dont il n’est pas moins difficile d’écrire l’histoire, justement parce qu’il se renferme, dans un cadre moins précis : c’est le monde qui comprend la société tout entière, ses mœurs, ses caractères, ses types, ses chocs intimes, ses drames éternels et ignorés. Il n’y a point ici à grouper avec exactitude des faits réels, à dessiner en toute vérité des figures qui ont vécu, ou à éclairer quelque grande existence qui a rempli la scène des lumières nouvelles d’une correspondance