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La manière dont l’Angleterre et la France ont envisagé les affaires d’Orient était si bien l’expression d’une pensée modérée et juste, conforme à l’intérêt universel, inspirée par le soin de la défense d’un grand principe de droit européen, que leurs vues ont été, dès l’origine même, partagées par l’Autriche. Que disait M. le comte de Buol à M. de Bourqueney au mois d’avril 1853 ? Il lui disait que « tout devrait être traité à cinq, et qu’il n’appartiendrait ni à ni à deux cabinets de régler isolément ou à part des intérêts susceptibles un d’affecter l’Europe entière. » Que disait encore le ministre autrichien à lord Westmoreland, ministre d’Angleterre, au mois de juillet ? Il faisait les mêmes déclarations, en leur donnant un caractère plus prononcé en faveur de l’indépendance de l’empire ottoman, qu’il considérait comme étant en question. On sait que, dans toutes les négociations qui se sont suivies, l’Autriche est restée diplomatiquement d’accord avec les deux cabinets de Londres et de Paris jusqu’au dernier protocole de Vienne. Maintenant, mettant à part l’Angleterre et la France, peut-on admettre que l’Autriche, après avoir cru ses intérêts assez engagés pour les défendre dans les négociations, ne les croira pas compromis par une abstention complète au moment d’agir, si ce moment arrive, ou bien se tournera du côté de la Russie pour l’action, après avoir été diplomatiquement d’accord avec la France et l’Angleterre ? C’est là ce qu’il serait difficile de supposer, et c’est là cependant la question aujourd’hui.

À quoi tient ce doute ? À l’incertitude apparente de la politique, de l’Autriche, qui découle peut-être de sa position. L’Autriche est liée par de nombreux intérêts avec la Russie, et elle est liée par un intérêt plus considérable encore en ce moment avec l’Europe. Elle a cru, elle surtout, à la modération du tsar et aux assurances qu’elle en avait reçues, ménageant d’ailleurs en lui l’allié puissant de la guerre de Hongrie. De là une circonspection qui peut passer parfois pour de l’ambiguïté, mais qui n’a point empêché l’empereur François-Joseph de résister jusqu’ici à l’influence de l’empereur Nicolas. Du reste, l’attitude de l’Autriche a du se dessiner plus nettement dans ces derniers jours à l’occasion de la mission du comte Orloff, qui s’est produite au moment où les fils de toutes les négociations se rompaient. Bien des versions ont circulé sur cette mission. Il ne serait point impossible que la vente fût entre ces versions diverses. Ce que mais croyons certain, c’est que le comte Orloff est arrivé à Vienne un peu comme le prince Menchikof à Constantinople, quoique dans une mesure différente : il a pu désirer la retraite de M. le comte de Buol du ministère ; mais ici le terrain était différent. Dans le fond, le comte Orloff était chargé de proposer à l’Autriche de signer, conjointement avec la Prusse, un acte de neutralité qui serait garanti par la Russie. À cette proposition, l’empereur François-Joseph aurait répondu en demandant à son tour si la Russie prenait de nouveau l’engagement qu’elle avait pris avec lui de ne point passer le Danube, et comme le comte Orloff se déclarait sans instructions à ce sujet, objectant d’ailleurs que les circonstances étaient changées, le jeune empereur d’Autriche aurait ajouté que, si le Danube était passé, il ne prendrait conseil que des intérêts de son empire ; que si l’invasion des principautés avait été désagréable à toute l’Europe, elle avait été particulièrement pénible pour lui.