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ces mécomptes successifs, cette conviction incessamment renouvelée d’impuissance et d’abaissement, cette lutte timide et opiniâtre contre le dédain des oppresseurs, ces incomplets soulagemens péniblement obtenus, non de la justice, mais de la faiblesse ou des calculs du pouvoir, ce spectacle corrupteur d’un régime où le privilège n’existait qu’au profit de l’orgueil, où la puissance était sans règle et la politique sans principes, enfanteraient à la longue dans le cœur ulcéré des peuples ces sentimens de haine, de défiance et de mépris qui amènent à leur suite tous les vices et toutes les fautes de l’esprit révolutionnaire.

Telle est donc la triste succession de sentimens qui se manifeste dans tous les momens historiques où la France semblerait faire effort pour réformer son gouvernement. D’abord l’espérance, spes libertatis honestoe, comme dit Gui Coquille. On attend presque toujours beaucoup des états-généraux ; mais cette espérance est concentrée dans une élite bourgeoise d’hommes de loi et d’hommes de lettres. La nation, qui ne sait rien, n’attend rien, et par-là même ne prête aucune force ; puis, après d’éloquentes plaintes, et même d’assez fières remontrances, on se jette dans les bras de la royauté, qu’on tâche de toucher ou de séduire. Le roi, sans acquiescer à rien, opère quelques réformes qui, en supprimant quelques désordres, le rendent plus absolu. Le gouvernement, un peu plus régulier, n’en sort pas au fond mieux constitué ; mais on a gagné du temps, et tout s’oublie dans la commune imprévoyance. Le découragement se tourne en indifférence moqueuse sur un fonds de rancunes amèrement comprimées. Rien n’est plus navrant, à mon sens, que cette perpétuelle histoire politique, de la société française ; tous nos malheurs s’y peuvent lire par avance. Aux états mêmes de 1614, prenez le discours de Robert Miron, orateur du tiers (et la comparaison n’est pas à la gloire de Richelieu) : vous y verrez l’énergique description de toutes les plaies du royaume ; puis vous entendrez cet appel : « Qui pourvoira donc à ces désordres, sire ? Il faut que ce soit vous : c’est un coup de majesté… Roidissez-vous généreusement contre toutes oppressions ; c’est le plus sûr moyen de retenir tant de têtes avec une seule tête, et de ranger doucement sous un joug commun d’obéissance cette multitude inquiète, désunie et turbulente… Si votre majesté n’y pourvoit, il est à craindre que le désespoir ne fasse connaître au pauvre peuple que le soldat n’est autre qu’un paysan portant les armes ; que, quand le vigneron aura pris l’arquebuse, d’enclume qu’il est il ne devienne marteau. »

Voilà ce qu’on prévoyait au XVIIe siècle ; mais plus d’un jour de répit devait être accordé à la société française avant la crise inévitable. Il y a toujours dans les affaires de ce monde des tempéramens qui adoucissent le mal et en retardent les effets. Rien n’est absolu ni