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malgré tout ce que son goût a pu lui dire depuis contre ces bégaiemens de la muse populaire ? Ces contrastes sont bien plus fréquens en musique que dans les autres arts, et tel grand compositeur qui remplit le monde du bruit de ses chefs-d’œuvre ne peut s’empêcher de rêver et de s’attendrir en écoutant le refrain plaintif qui lui apporte un souvenir du pays qui l’a vu naître.

L’illusion de Beata n’était pas tout à fait de la même nature, car le virtuose qui avait eu le pouvoir de lui arracher des larmes n’était rien moins que le fameux Guadagni, l’un des plus admirables sopranistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le chanteur favori de Gluck, qui avait composé pour lui le rôle d’Orfeo. Lorenzo, qui ne pouvait encore s’expliquer la nature de la voix que possédait Guadagni, et dont l’admiration pour le virtuose était mêlée d’une vague inquiétude, demanda à l’abbé Zamaria, en sortant de l’église Saint-Antoine : — Maestro, comment s’appelle le chanteur que nous venons d’entendre, et quelle est cette voix qu’on dirait sortir de la bouche d’un ange ?

— C’est un canarino, répondit l’abbé en riant, un oiseau rare qu’on élève à grands frais pour l’amusement des oisifs et des gentildonne, qui le préfèrent au rossignol des bois, parce qu’il est moins farouche et qu’il chante toute l’année. Du reste, tu auras le plaisir de le voir de près et de mieux apprécier son mérite, car son excellence m’a chargé de l’inviter à venir à la villa Cadolce.

Bien que l’abbé Zamaria ne fût point un amateur très passionné de peinture, cet art, qui a eu un si grand éclat à Venise, occupait dans son esprit et dans son patriotisme une place trop importante pour qu’il négligeât les occasions d’en admirer les chefs-d’œuvre, qui lui donnaient lieu à des rapprochemens ingénieux. Aussi, avant de quitter Padoue, l’abbé voulut-il visiter la vieille église Dell’ Arena, où se trouvent des fresques remarquables de Giotto, ce génie précurseur qui vint arracher la peinture au joug de la tradition hiératique. En examinant ces premiers linéamens d’un art qui a tant de rapports avec la musique, l’abbé Zamaria fit observer à ses auditeurs habituels qu’à l’époque où Giotto opérait la grande révolution que l’histoire lui attribue, l’art musical était encore dans les langes, comme on peut s’en convaincre par les écrits de Marchetto de Padoue, qui vivait à la fin du XIIIe siècle.

Pendant ces excursions aux environs de Cadolce, entreprises uniquement pour visiter quelques amis, le sénateur Zeno, toujours préoccupé du sort de la république, ne se laissait distraire par aucun incident vulgaire. Retenu sur la terre-ferme depuis quelques années par l’affaiblissement de sa santé, il cherchait à utiliser le repos forcé que lui avaient imposé les médecins en surveillant le mouvement des esprits, en excitant la vigilance des magistrats contre les menées des