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enfariner l’organiste et les chanteurs qui garnissaient la tribune. À cette scène, plus digne d’une comédie que de la gravité d’une cérémonie religieuse, l’abbé Zamaria ne put s’empêcher d’éclater de rire en disant tout bas à Lorenzo, qui était assis près de lui : — Voilà un vieux parruccomne qu’on devrait envoyer à la foire pour amuser les gens de la campagne; il y serait mieux à sa place que dans une église. Fort heureusement, après cet épisode burlesque, qui ne dura que quelques minutes, une voix suave dont le caractère étrange frappa Lorenzo d’un grand étonnement vint chanter un motet qui était mieux approprié à la circonstance. Jamais Lorenzo n’avait rien entendu de comparable à cette voix qui ressemblait à une voix de femme sans en avoir la limpidité, il semblait interroger du regard l’abbé Zamaria, qui s’amusait beaucoup de son étonnement, dont il n’avait ni le temps ni la volonté de lui expliquer la cause. A mesure que le chanteur développait la puissance de son talent et que cette voix mystérieuse s’élevait dans les cordes supérieures, l’émotion remplaçait la surprise dans le cœur de Lorenzo, et cette émotion était partagée par Beata, dont l’oreille était cependant moins inaccoutumée à de pareils phénomènes. Le morceau que chantait le virtuose était d’un très beau caractère; c’était un air à la fois religieux et pathétique qu’on attribuait à Stradella, compositeur et chanteur célèbre du XVIIe siècle, qui l’aurait écrit, s’il faut en croire un peu la légende, pour exprimer ses propres sentimens dans une circonstance bien connue de sa vie aventureuse. Lorsque le chanteur fut arrivé à la seconde partie du morceau qu’il interprétait, à cette belle phrase en sol majeur dont les notes lourdes et douloureuses semblent s’élever vers le ciel comme un cri de miséricorde longtemps retenu au fond du cœur, il fut si pathétique, il déploya une si grande manière de phraser, sa respiration était si bien ménagée, et il parut si pénétré des sentimens qu’il exprimait avec une si rare perfection de style, que Beata, malgré ses efforts pour dominer l’émotion qui la gagnait, ne put contenir de grosses larmes qui sillonnèrent son beau visage. Son âme, déjà riche par son propre fonds et plus riche encore par le souffle divin qui commençait à l’agiter, s’ouvrait au moindre contact, comme une fleur généreuse qui livre aux rayons du jour l’arôme dont elle est remplie. C’est ainsi que la jeunesse prête volontiers aux premiers objets qui la captivent la vie surabondante qui est en elle; c’est ainsi que l’amour, qui est la jeunesse éternelle, couvre la nature de la poésie qui forme son essence, et qu’il croit entrevoir partout des horizons infinis qui ne sont bien souvent que le mirage de ses propres illusions. Quel est l’homme éclairé, quel est l’artiste devenu célèbre qui ne se rappelle avec bonheur la simple histoire, l’image naïve ou la mélodie rustique qui ont charmé son enfance et dont l’impression lui est restée ineffaçable,