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d’abord brusquement coupée, aboutissait à une longue bande abritée, où la neige fondue avait laissé à découvert un gazon très fin et de cette teinte bleuâtre particulière aux pâturages alpestres. Il enveloppait le pied du mont stérile, comme un ruban de velours qui, partant du glacier, allait se renouer plus bas à la lisière des forêts de sapins et de bouleaux. Le jeune sculpteur s’était arrêté ; ses yeux se promenaient sur le coin de verdure enchâssé dans les frimas de ces hautes cimes, quand il força tout à coup son compagnon à se rejeter avec lui derrière une des roches erratiques dont ils étaient entourés.

— Qu’y a-t-il ? demanda l’oncle Job en baissant instinctivement la voix.

— Voyez, voyez, murmura Ulrich, là-bas, au détour du pâturage !

Le vieux montagnard posa sa main en visière au-dessus de ses yeux, et aperçut, dans la direction indiquée, un troupeau de neuf chamois, qui tournaient la montagne, leur empereur en tête. À la rapidité effarée de leur course, on devinait facilement qu’ils devaient être poursuivis. Ulrich et lui cherchèrent d’abord inutilement le chasseur au pied de la montagne, bientôt cependant tous deux l’aperçurent sur la corniche qui la couronnait, et ils reconnurent le cousin Hans.

Tandis que les chamois suivaient, le pâturage, Hans les côtoyait, pour ainsi dire, de cette hauteur en s’efforçant de les devancer. L’oncle Job et Ulrich le virent avec épouvante courir le long de l’étroite saillie, tantôt franchissant d’un bond les plus larges brèches, tantôt suspendu à une aspérité du roc, tantôt campant contre la paroi glissante. Il y avait dans son audace je ne sais quel mépris de l’impossible qui donnait le vertige. Emporté par une sorte de délire, il allait devant lui, comme s’il eût été maître souverain de l’espace, n’entendant rien, ne voyant rien, et l’œil uniquement fixé sur sa proie. Il réussit enfin à avoir un peu d’avance sur le troupeau de chamois, et, afin de, saisir plus sûrement au passage l’empereur qui le conduisait, il s’élança sur une dernière pointe de rocher séparée de la corniche. Job saisit la main d’Ulrich en retenant un cri et sans oser faire un mouvement, Hans s’était accroupi sur le socle étroit qui le soutenait et avait mis en joue. En ce moment, les chamois passèrent à ses pieds ; le coup partit et l’empereur tomba. Le chasseur poussa un cri de victoire qui, malgré la distance, fut entendu du chercheur de cristal et de son compagnon ; mais, comme il se redressait, la carabine encore fumante à la main, l’espèce de console sur laquelle son pied s’appuyait fléchit brusquement ; il étendit les bras pour se retenir. C’était trop tard… Ses mains glissèrent sur ce mur de rochers limé par l’hiver, et, bondissant de pointe en pointe, il roula broyé jusqu’au pâturage, à vingt pas du chamois qu’il venait de frapper.