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fusil qui lui avait échappé, dans l’espoir qu’en l’appuyant aux deux côtés, il pourrait s’en faire un soutien ; mais à ce mouvement la neige amollie céda, un léger craquement courut le long de la fissure, et le pont s’affaissant en avalanche disparut avec lui dans le gouffre.


III

Le lendemain, quand le jour reparut, le foehn avait cessé de souffler ; mais on pouvait reconnaître son passage aux anfractuosités comblées, aux cimes dépouillées de neige et aux torrens grossis qui achevaient de se décharger dans la vallée. Le ciel avait repris cette teinte d’hiver d’un bleu pâle, sans un seul nuage, qui le faisait ressembler à un voile immense suspendu au-dessus des Alpes, dépendant la température était sensiblement adoucie ; il y avait dans l’air je ne sais quelles annonces printanières qui se faisaient sentir jusque sur ces âpres hauteurs. Les glaciers avaient repris leur immobilité muette, et le silence commençait à se faire de nouveau dans ces sauvages solitudes.

Réfugié sur un des plus hauts pitons, l’oncle Job avait laissé passer le foehn en sûreté ; mais les neiges, qui continuaient à se détacher sur toutes les pentes, l’obligeaient à ajourner l’exploitation de son gisement de cristal. Dès que le jour eut reparu, le vieillard se dirigea donc tranquillement vers les étages inférieurs, où il espérait que le dégel lui permettrait de récolter quelques plantes. Il eut bientôt atteint le sommet de la moraine près de laquelle l’ébranlement du glacier avait surpris Ulrich. Aucun des accidens de cette mer glacée ne s’accordant avec ses anciens points d’orientation, l’oncle Job sentit sa curiosité renaître ; il descendit pour voir de plus près cette étrange révolution. Côtoyant d’abord prudemment la moraine, il se hasarda enfin avec précaution sur la surface glacée, s’arrêtant de loin en loin pour s’assurer s’il ne la sentait pas glisser sous lui ; mais, retenu par quelque obstacle intérieur, le glacier n’avait plus de marche sensible ; on rencontrait seulement à chaque pas des témoignages de son mouvement de la veille dans les crevasses ici refermées, là élargies, et dans les ponts de neige éboulés de toutes parts. En arrivant à l’un de ces ponts, qui n’avait laissé qu’un léger arceau miraculeusement soutenu sur l’abîme, l’oncle Job aperçut, à demi enfoui sous la neige, un objet dont il ne se rendit point compte au premier coup d’œil ; mais à peine l’eut-il dégagé, qu’il laissa échapper un cri : il avait reconnu la carabine d’Ulrich ! Il se retourna, saisi d’effroi, vers la fissure béante ; à ses parois neigeuses, on pouvait distinguer encore la trace des pas du jeune chasseur et l’endroit où il avait disparu. Le vieillard voulut voir au fond ; mais l’abîme, après s’être enfoncé