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de fierté ; bien que tu sois meilleur chasseur que moi, je n’ai point tellement oublié mon métier d’autrefois, que je ne puisse aller où tu vas…

— Partons alors, interrompit Hans en entrant dans l’étroit passage qu’il se mit à gravir. Ulrich le suivit, et tous deux atteignirent peu après le plateau d’où les sentiers se séparent et s’éparpillent dans différentes directions. Le chasseur montra à son compagnon les pistes dont il lui avait parlé, et qui indiquaient en effet la fuite récente d’un troupeau de chamois qui avait pris sa route vers les grands pics. Laissant donc l’Eiger à leur droite, tous deux attaquèrent résolument les rampes qui séparent l’Eiger de la Wengern-Alpp. Ils ne tardèrent pas à rencontrer les neiges qui couvrent le premier versant, et ils les traversèrent en ligne droite, toujours guidés par les pistes ; mais, au revers de la montagne, celles-ci se perdirent brusquement sur les champs de neige cristallisée qui se déroulèrent à leurs pieds. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, il n’apercevait que de hautes cimes entre lesquelles coulaient des nappes glacées qu’ourlaient à leur extrémité les moraines grisâtres. On eût dit l’embouchure de fleuves gigantesques épandus du ciel et subitement congelés dans leur chute.

Les chasseurs se trouvaient alors précisément à l’entrée de cette prodigieuse digue de glaciers qui semble barrer aux hommes le passage des Alpes sur une longueur de cent cinquante lieues. Ici, c’était la Mer-Glacée du bas Grindelwald et d’Aletsch, plus loin les autres lacs glacés de Viescher, de Finster-Aar, de Lauter et de Gauli. Hans étudia un instant du regard les différentes directions, puis, sans rien dire, inclina vers le sud. Son pas avait une rapidité fébrile et une assurance provoquante. Plus la route devenait difficile, plus il accélérait sa marche, franchissant les crevasses, gravissant les berges ou descendant les ravines glacées avec une sorte de colère dédaigneuse. Depuis qu’il était entré dans ces hautes solitudes, une véritable transformation s’était opérée dans tout son être : son œil s’était enflammé d’une ardeur hautaine, ses narines gonflées semblaient aspirer l’air plus âpre des sommets, ses lèvres s’agitaient par instans, comme s’il eût murmuré tout bas quelques défis mystérieux. À chaque obstacle dressé devant lui, il poussait un léger cri et le franchissait d’un élan. À voir cette fougue irritée, on l’eut pris pour un conquérant barbare foulant du pied une terre ennemie et constatant à chaque pas sa victoire. Cette espèce d’exaltation, loin de se dissiper, grandit avec les difficultés. On sentait que c’était là son champ de bataille, et que, comme le soldat qu’anime la poudre, il s’enivrait à l’atmosphère des hauteurs désertes.

Ulrich, qui l’avait d’abord suivi en silence, s’étonna enfin de cette