Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/747

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’oncle Job s’était découvert, Ulrich en fit autant, et appuyé sur son bâton ferré, le vieillard commença tout haut une de ces prières improvisées dont les montagnards ont l’habitude, et qu’ils savent approprier aux besoins de chaque heure. En cet instant, le soleil, qui venait de se lever, inondait la montagne de vagues enflammées qui descendaient rapidement de cime en cime comme une lumineuse avalanche. On voyait les pics superposés, les versans et les ravines sortir successivement de l’obscurité, et prendre, pour ainsi dire, leur place dans ce panorama gigantesque. Au moment où le vieux chercheur de cristaux venait de clore sa prière par l’amen consacré, la clarté matinale arriva jusqu’à lui, envahit la pointe sur laquelle il s’était arrêté avec son compagnon, et l’enveloppa d’une sorte de nimbe éblouissant. Job se tourna vers l’orient avec un geste de remerciement et de salut.

— A la bonne heure, dit-il d’un air riant ; voici qui nous montrera le gibier et le précipice ; maintenant le reste dépend de notre prudence. Rappelle-toi ce qu’il faut au chasseur de chamois d’après le proverbe : « Un cœur plus ferme que l’acier et deux yeux à chaque doigt. »

— Je tâcherai de ne pas l’oublier, dit. Ulrich.

— Alors va avec Dieu, mon fils.

— Vous de même, oncle Job.

Ils échangèrent un signe affectueux et se séparèrent. Le jeune homme, qui s’était remis en marche, vit le vieillard s’enfoncer dans un des plis profonds qui sillonnaient le flanc de la montagne : il ne tarda pas à l’y perdre de vue, mais presque aussitôt sa voix claire et vibrante s’éleva du fond de la ravine ; il chantait en allemand le psaume répété par les martyrs de la réformation lorsqu’ils marchaient au bûcher : Voici l’heureuse journée

Après avoir écouté un instant, Ulrich se mit à gravir la pente escarpée, et eut bientôt dépassé les derniers sapins. À mesure qu’il s’élevait, les pics semblaient grandir devant lui. Le soleil montait toujours plus haut sur l’horizon, et, comme un vainqueur qui conquiert, en courant, les forteresses les plus inaccessibles, il attachait successivement à chaque cime prise d’assaut son pavillon de flamme. Les brouillards qui flottaient sur les rampes inférieures se déchiraient peu à peu, et, emportés par le vent du matin comme les lambeaux d’un voile magnifique, entrouvraient de larges percées par lesquelles le jour glissait jusqu’au fond de la vallée. Insensiblement arraché malgré lui à sa rêverie, Ulrich commença à regarder ce qui l’entourait. Il y a dans l’air des montagnes, dans les mille défis jetés de toutes parts à notre curiosité, dans la fière rudesse de ce qui frappe nos yeux, je ne sais quoi d’excitant qui endurcit et fortifie. Le corps se sent plus actif, l’esprit plus hardi. Devant ces neiges qui défendent l’abord, ces précipices qui barrent le passage, on est pris d’une