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enflammé, et la lune s’est levée dans un cercle rouge. J’ai peur qu’il ne nous arrive quelque chose du côté du midi.

— Nous entrons à peine en mars, objecta Ulrich, et d’habitude le fœhn[1] est plus tardif.

— C’est ce que je me suis dit, répliqua le vieillard ; mais pas moins les apparences sont mauvaises : quand tu seras là-haut, aie l’œil sur l’horizon.

En parlant ainsi, ils avaient commencé à gravir le versant. Tous deux marchaient de ce pas ferme et égal habituel aux montagnards ; mais le jeune homme allait machinalement devant lui, rêveur et triste, tandis que le chercheur de cristal devenait à chaque instant plus actif et plus joyeux. À mesure qu’ils s’élevaient sur les rampes qui séparent l’Eiger de la Wengern-Alpp, il semblait reconnaître chaque rocher, chaque arbre, chaque touffe d’herbes. On eût dit un exilé qui venait d’atteindre les frontières de sa patrie ; il allait fouillant d’un œil scrutateur, à la clarté naissante de l’aube, toutes les anfractuosités que la neige n’avait point envahies, découvrant ici une plante, là un insecte engourdi, plus loin un caillou qu’il nommait tout haut. Enfin, lorsqu’ils eurent atteint le premier étage de la montagne, le reflet de l’aurore qui étincelait sur les cimes les enveloppa d’une lueur empourprée, et leur montra tous les contre-forts de l’Eiger et des Schreck-Hœrner confusément éclairés, tandis que le vallon de Grindelwald demeurait encore plongé dans les ténèbres, l’oncle Job s’arrêta :

— C’est ici qu’on se sépare, cher enfant, dit-il ; tu vas tourner à droite, moi à gauche. As-tu bien compris mes explications, et sauras-tu retrouver ton chemin ?

— Je l’espère, dit le jeune homme, qui promena les yeux autour de lui pour reconnaître ces sommets qu’il n’avait point visités depuis plusieurs années.

— Suis d’abord la montée, reprit l’oncle Job, le long de ces bouquets de sapins et de bouleaux. Quand tu les auras laissés derrière toi, tu trouveras un ressaut qu’il te serait facile de reconnaître dans une autre saison aux gentianes bleues et aux touffes d’euphorbes à grappes rouges ; mais maintenant tout est sous la neige. Mets la roche que tu auras à ta droite dans l’alignement de l’Eiger, et monte toujours jusqu’au couloir de cailloux ; il est encore garni de lycopodes maigres qui mordent la pierre ; tu arriveras alors au grand plateau, où il suffit de regarder autour de soi pour s’orienter. Allons maintenant, et chacun à la garde de Dieu ; demandons-lui de nous conduire.

  1. Vent du midi ou plutôt espèce d’ouragan que ramènent en Suisse les premiers jours du printemps.