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tous ceux qui ont épousé les filles de notre maison ont rapporté à leur fiancée, en présent de noces, un empereur des chamois. Regarde : sous chacun des cornages, tu pourras lire le nom d’un de nos ancêtres. Le dernier, qui se dresse un peu au-dessus des autres, a été suspendu là par mon gendre ; que Dieu le récompense ! Quand il était venu me demander sa cousine, la mère de Fréneli, je lui avais montré ce que je te montre.

— Et que vous avait-il répondu ?

— Rien, mais deux mois après il jetait à mes pieds ce que tu vois là ; s’il ne l’eût point apporté, ma fille et moi nous aurions attendu un chasseur plus adroit.

Les deux amans échangèrent un regard désolé.

— Quoi ! s’écria Ulrich, vous auriez mis une pareille gloire au-dessus de tout le reste, tante Trina ? vous n’auriez rien accordé à l’amitié de votre fille pour le père de Fréneli ?

Un sourire méprisant fit grimacer les rides de la vieille, femme et fut sa seule réponse.

— Peu vous importe donc la volonté de celle qui se marie ! reprit tristement le jeune homme ; ce qu’il vous faut, ce n’est point son bonheur, c’est seulement qu’il y ait dans votre famille le meilleur chasseur de la montagne.

— Et nous l’avons toujours eu ! répliqua la vieille femme avec orgueil.

— Mais que vous a-t-il apporté, continua Ulrich en s’animant, sinon la pauvreté, les angoisses et le veuvage ? Où sont maintenant les restes de ceux qui ont placé là ces dépouilles dont vous êtes si fière ? Tous n’ont-ils pas eu les avalanches pour linceul et les précipices pour cimetières ?

— Qui te dit le contraire ? répliqua mère Trina avec une froideur hautaine ; t’ai-je donc parlé de vie longue, de repos ou de richesse ? Dans les vieilles histoires que les enfans nous lisent haut pendant les veillées d’hiver, n’as-tu pas vu de nobles familles dont tous les hommes mouraient à la guerre ? Eh bien ! nos maris meurent sur la montagne ; c’est leur champ de bataille ; la honte commencera au premier qui mourra dans son lit.

Fréneli joignit les mains avec une exclamation qui semblait protester ; mais la vieille femme l’interrompit d’un ton d’impatience impérieuse : — Paix ! paix ! folle créature ! dit-elle ; on ne vous demande point votre pensée. Grâce à Dieu, ce n’est pas vous qui avez le commandement ; il vous suffit d’écouter et de vous taire. Je parle à celui qui a voulu savoir comment les maris entraient ici ; à cette heure il le sait, et il a vu ce que chacun d’eux devait ajouter à notre trésor d’honneur.