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essaierait de m’enlever à lui comme le chasseur traite l’homme qui lui dérobe son gibier.

— Ainsi tout le monde ici est contre moi ! s’écria Ulrich douloureusement.

Fréneli ne répondit pas sur-le-champ. — Il y a quelqu’un qui est votre ami, dit-elle d’une voix plus basse, après un court silence : c’est l’oncle Job. Bien que lui aussi n’aime que la montagne, et qu’il ait eu regret de vous voir abandonner la carabine du chasseur, il ne parle jamais de vous qu’avec affection.

— Mais l’oncle Job ne peut rien sur la volonté de tante Trina… D’ailleurs il n’est point ici.

— Non ; il est dans les cols d’en haut cherchant ses plantes, ses pierres et ses cristaux. Pourtant j’ai espérance qu’il reviendra ce soir.

— Eh bien ! je ne retourne que demain à Mérengen, répondit pensivement Ulrich ; je verrai si je puis espérer quelque chose de l’oncle.

Et se rapprochant de la jeune fille, qu’il entoura d’un de ses bras : — Mais toi, ajouta-t-il en penchant la tête jusqu’à effleurer des lèvres la chevelure de Fréneli, m’aimes-tu donc si peu que tu puisses vivre contente avec le cousin Hans ?

— Vous savez trop le contraire, répondit d’un ton très ému la jeune fille, qui fit un faible effort pour se dégager.

— Ainsi tu m’aideras, Fréneli ?

— Autant qu’une pauvre fille le peut, Ulrich.

— Mais si la mère Trina et Hans persistent…

— Alors, répliqua-t-elle en pleurant, nous serons bien malheureux.

Le jeune homme porta les poings à son front avec une expression de désespoir. Cependant ni lui, ni Fréneli ne songèrent un instant à la possibilité d’une désobéissance. Dans cette vie simple des vallées alpestres, la tradition du foyer, entretenue par l’influence de la Bible, a maintenu entière la soumission des enfans ; la logique n’y est point encore venue au secours de la passion pour discuter le pouvoir du chef de famille ; lui seul a le droit de vouloir, et, comme Abraham, il pourrait, au besoin, conduire son fils à l’immolation en lui faisant porter le bois du sacrifice.

La grand’mère de Fréneli, restée seule pour représenter cette royauté sans contrôle, avait su conserver tous les privilèges de sa position. Élevés à son foyer, ses petits-neveux Hans et Ulrich avaient appris à ne jamais discuter ses volontés jusqu’à l’âge où tous deux, devenus chasseurs de chamois, avaient conquis la liberté de la montagne ; mais Ulrich n’avait en lui ni l’instinct de lutte, ni le besoin de fiévreuse émotion qui passionnent pour cette rude existence : ses aspirations étaient ailleurs. Chaque fois qu’il traversait les vallées de Lauterbrunnen ou de Hasli, il s’arrêtait involontairement des heures