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plus sûr au point de vue de la capacité, puisqu’il la suppose assez justement d’ordinaire chez l’homme qui a su s’enrichir, mais on peut douter qu’il le soit davantage au point de vue de la moralité. Le nombre des hommes enrichis rapidement par l’industrie ou le commerce, et qui parviennent à une haute situation politique et morale, comme Necker par exemple, est encore très restreint au XVIIIe siècle : pour obtenir une situation de ce genre, il fallait avoir su se créer une renommée de vertu poussée jusqu’à l’austérité.

L’origine plébéienne et la carrière à la fois industrielle et littéraire de Beaumarchais ont donc été pour lui, au XVIIIe siècle, un obstacle permanent à la consistance sociale, et lorsque cet obstacle a été brisé par la révolution, l’auteur du Mariage de Figaro était déjà trop vieux pour entrer dans le mouvement nouveau des hommes et des choses. Pour nous, le mélange de l’artiste et du négociant n’est pas le côté le plus intéressant de cette physionomie ; mais est-ce bien notre siècle qui aurait le droit de se montrer difficile sur ce point ? Est-ce notre siècle, où les jeux de bourse et en général tous les genres de spéculation qui reposent sur la ruine d’autrui sont pratiqués ouvertement, publiquement par des personnages souvent très considérables ; — est-ce notre siècle qui aurait le droit de refuser la considération à Beaumarchais, parce qu’il a aimé à gagner de l’argent sans jamais spéculer sur la ruine de personne et en associant presque toujours ses entreprises à de grands intérêts publics ? Le seul acte de sa vie commerciale qui ait pu fournir quelque prétexte à la suspicion est l’affaire des trois millions donnés par la France et l’Espagne pour concourir aux fournitures américaines. J’ai dit sur ce point toute la vérité ; il m’est démontré que cette subvention accordée à Beaumarchais s’est trouvée compensée et au-delà par les pertes énormes éprouvées par lui avant même que les États-Unis eussent refusé de remplir leurs engagemens, et à plus forte raison après. Je n’ai pu trouver la preuve écrite qu’un compte de l’emploi de ces fonds ait été rendu à M. de Vergennes ; mais cela n’a rien d’étonnant, si l’on réfléchit à la nature de cette opération essentiellement secrète, et la preuve que ce compte a été rendu résulte évidemment de ce fait, que, dix années plus tard, le roi et M. de Vergennes accordent officiellement à Beaumarchais une indemnité de deux millions pour cette même affaire d’Amérique. N’est-il pas clair comme le jour que le même roi et le même ministre n’accorderaient pas une indemnité de deux millions à un homme n’ayant point encore rendu compte de l’emploi de trois millions qui lui auraient été secrètement confiés dix ans auparavant, pour une opération complètement terminée depuis huit ans, surtout quand cet homme vient de faire jouer le Mariage de Figaro ?

Cette question éclaircie, y a-t-il de nos jours beaucoup de spécu-