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voyons Beaumarchais, né avec le talent des grandes opérations industrielles et commerciales, mêler à de vastes entreprises qui annoncent une rare intelligence des imprudences, des générosités d’artiste ou des témérités plus ou moins patriotiques qui lui font honneur, mais qui, combinées avec des circonstances difficiles, l’empêchent de fonder une fortune solide, et le condamnent à mourir, après avoir gagné plusieurs millions, sans savoir au juste s’il laissera quelque chose après lui. — Très capable enfin de prendre une part honorable et importante au gouvernement de la société, l’agent de Louis XVI et du ministre Vergennes porte encore dans les missions politiques cette mobilité aventureuse qui est le signe de son talent, qui contribue à l’empêcher d’être pris au sérieux et de s’élever au-dessus des régions de la diplomatie secrète.

Cette diversité trop grande d’aptitudes ne suffit pas cependant à expliquer les côtés faibles du talent de Beaumarchais dans tous les genres et les inimitiés souvent injurieuses dont il a été l’objet. Ces inimitiés injurieuses, dont l’influence s’est perpétuée jusqu’à nous, demandent aussi une autre explication. Beaumarchais a eu presque constamment à lutter contre un défaut et contre une qualité de son siècle. Le défaut de son siècle, c’était de faire encore une part fort injuste aux droits de l’intelligence, de telle sorte qu’un homme admirablement doué comme lui se trouvait sans cesse entravé dans son essor, parce qu’il était le fils d’un horloger, et, ne pouvant parvenir directement à une situation élevée, se voyait contraint de déployer parfois dans des pratiques obscures et mesquines une activité et une capacité qui, en d’autres temps, l’eussent conduit tout droit aux dignités et aux honneurs. À côté de ce défaut du XVIIIe siècle se trouvait une qualité également contraire à Beaumarchais. De son temps, quoique l’amour du lucre eût déjà fait beaucoup de progrès, on n’avait pas encore ce respect qu’on a aujourd’hui pour quiconque a su gagner de l’argent ; loin d’admettre en quelque sorte préjudiciellement, comme de nos jours, que tout homme devenu riche mérite par ce seul fait la considération, à moins que les moyens employés par lui ne soient entachés d’une improbité trop notoire, on partait de l’idée opposée. En voyant un homme sortir de la pauvreté et s’enrichir rapidement, on se sentait enclin, par cela même et sans autre examen, à se défier de lui ; s’il joignait à ces aptitudes industrielles des talens littéraires, on s’en défiait encore plus, et enfin, s’il avait la prétention de jouer un certain rôle dans les affaires, le monde officiel aimait à lui barrer le chemin. C’était là sans doute une injustice ; mais elle dérivait d’un sentiment délicat, qui refusait de subordonner l’importance sociale des personnes à la question d’argent. Le préjugé de la naissance paraissait encore moins trompeur que celui de la fortune, qui l’a remplacé aujourd’hui. Celui-ci est peut-être