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ment quelques lignes à la femme et à la fille de Beaumarchais. On n’a pu apprécier la première que par quelques citations très écourtées : sa correspondance annonce une intelligence des plus distinguées ; ses amis l’appellent une nouvelle Sévigné, et ce n’est pas là tout à fait une flatterie. Nous ne citerons qu’une seule de ses lettres pour donner une idée de son tour d’esprit ; elle écrit à une dame qui a traduit Sapho :


« Ma chère amie, j’ai lu Sapho avec soin, parce que vous l’avez traduite. Des vers saphiques pourraient me plaire, si je pouvais les lire dans leur langue maternelle. Quant aux aventures de cette jeune Grecque, elles ne m’intéressent point ; mon orgueil féminin se trouverait même très blessé si je ne voyais Vénus derrière la toile, et Vénus tout entière à sa proie attachée ; c’est cette fatalité précisément qui détruit tout l’intérêt. Il a fallu le beau talent et les ressources inépuisables de notre Racine pour en inspirer à ses auditeurs en faveur de Phèdre. L’intervention des dieux gâte toute illusion ; dès que vous n’êtes plus libre d’agir, ou dès que vous n’agissez plus que par une impulsion étrangère et invincible, le charme n’existe plus.

« Sapho s’éprend d’un bel athlète… À la bonne heure !… Vous rougirez, mais vous prendrez Alcide. Ce jeune homme n’est que poli avec elle, jamais il ne l’encourage ; dès le principe, il raconte les faveurs signalées qu’il a reçues de Vénus (on ne sait encore par quel caprice de déesse), il parle de son amour, de ses engagemens prochains avec la plus belle fille de la Grèce, il souhaite du bonheur à Sapho (ce qui n’est pas le lui promettre) ; enfin il n’éveille pas la plus légère espérance, et cependant la passion de Sapho devient si extrême, que, méprisant toutes les bienséances de son sexe, étouffant tous les sentimens de la nature, elle fuit la maison paternelle pour courir en insensée après ce bel insensible. Après tant d’extravagances, le délire s’empare d’elle, les idées superstitieuses la troublent, et, pour se délivrer de ses peines ou trouver le terme de sa vie, elle fait le saut périlleux. Vous conviendrez, ma chère amie, que si Vénus n’était pas le machiniste d’une telle aventure, on la trouverait monstrueuse et indécente. Sapho ne serait, au jugement des bons esprits, qu’une folle ou une dévergondée dont on se garderait bien de révéler la honteuse faiblesse ; mais Vénus fait tout passer.

« Quant au style, il n’est pas assez naturalisé, il y a des constructions étrangères et gênées, une redondance des mêmes images, des mêmes pensées, des mêmes expressions, qui fatigue l’imagination ; au total, la marche n’est pas assez rapide et les métaphores ne sont pas toujours heureuses. Voilà ce que je vois dans Sapho et la manière dont elle m’a affectée. Si vous étiez l’auteur au lieu d’être le traducteur, je ne me serais pas livrée à cette critique, je me serais bornée à vous faire quelques observations. Ces demoiselles de Grèce étaient généralement assez dissolues, témoin celles de Lesbos ou celles qui à certains jours attendaient les chalands sur la porte du temple ; mais celle qui court après le galant serait cent fois plus méprisable, si elle avait agi d’elle-même. Pas vrai, Thérèse[1] ? »

  1. Cette dame qui avait traduit Sapho était une filleule de Mme  de Beaumarchais, Mme  Thérèse Dujard.