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Je courus chez mon beau-père, où je constatai cette mort subite et tranquille ; je ne m’occupai plus ensuite que de sauver à sa fille, qui avait un véritable culte pour son père, l’angoisse d’une nouvelle qui aurait pu lui être funeste, si elle l’eût apprise sans ménagement. Voilà, monsieur, la vérité exacte…

« Delarue. »


Le récit de la mort de Beaumarchais tracé par Gudin dans son manuscrit se rapporte parfaitement à celui de M. Delarue. Enfin, pour écarter tout soupçon d’une réticence convenue sur ce point entre les parens et les amis du défunt, nous devons dire que dans les lettres les plus intimes de la famille il n’y a pas trace d’une opinion de ce genre, que Gudin, par exemple, dans ses lettres à Mme  de Beaumarchais, fait de fréquentes allusions à la mort de son ami, toujours pour souhaiter comme lui une mort soudaine et tranquille, tandis que Mme  de Beaumarchais écrit de son côté : Il est sorti de la vie à son insu, comme il y était entré. D’où il faudrait conclure que si Beaumarchais s’était suicidé, ce suicide, connu seulement des étrangers, aurait été complètement ignoré et du chirurgien qui a constaté son décès et de sa propre famille, ce qui est, à coup sûr, bien peu vraisemblable. Nous devons ajouter que Beaumarchais, dans sa vieillesse, présentait l’aspect d’un homme replet et sanguin. Ce caractère physique de sa personne est indiqué jusque dans le dernier passeport que lui donna le ministre de France à Hambourg au moment de sa rentrée, et il se qualifie lui-même dans des vers de cette époque :

Un bon vieillard grand, gris, gros, gras.


Or les tracas, les agitations, les impatiences causés par le délabrement de sa fortune, et dans lesquels on a cherché une explication de son prétendu suicide, si on les combine avec son tempérament, motivent bien plus naturellement l’apoplexie. Enfin cette opinion d’un suicide, basée uniquement sur quelques paroles en l’air qu’un témoin anonyme aurait entendu prononcer par Beaumarchais causant des poisons qui ne font point souffrir, cette opinion d’un suicide est radicalement incompatible avec la situation et le caractère connu de l’auteur du Mariage de Figaro. Il adorait sa fille unique, dont il était adoré ; lui seul paraissait et lui seul se croyait capable de débrouiller l’inextricable chaos de sa grande fortune compromise. Est-il vraisemblable qu’il ait pu songer à laisser volontairement ce lourd fardeau sur les bras de sa fille et d’un jeune mari, alors étranger aux affaires ?

On sait aussi qu’un des traits distinctifs du caractère de Beaumarchais, c’est une persévérance obstinée ; or il luttait, nous l’avons dit, à l’époque de sa mort, contre la décision inique d’une dernière