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jeune conquérant de l’Italie. Après avoir poursuivi le général Bonaparte de sa prose et de ses vers jusqu’au-delà des Alpes, lorsque ce dernier vint à Paris en décembre 1796, l’auteur du Mariage de Figaro adressa à ce sujet au ministre Talleyrand, son ami, une lettre qui contient de bien mauvais vers, mais qui est assez curieuse en ce qu’elle prouve que, même à cette époque, il y avait encore des gens en France qui estropiaient ce grand nom de Bonaparte, comme l’avait estropié le Moniteur en l’imprimant, après vendémiaire, pour la première fois[1] :


« Ce 24 frimaire an vi.
« Citoyen ministre,

« Lorsque Bonaparté signa les préliminaires de la paix, je fis glisser dans les journaux français qui franchissaient les Alpes ces quatre méchans petits vers, dont tout le mérite était dans l’intention, qu’il a très noblement saisie et même devancée :

Jeune Bonaparté, de victoire en victoire
Tu nous donnes la paix, et nos cœurs sont émus ;
Mais veux-tu conquérir tous les genres de gloire ?
Pense à nos prisonniers d’Olmutz[2].

« Aujourd’hui qu’il se moque de nous en se cachant le plus qu’il peut, je vous prie de lui en montrer ce mécontentement de ma part :


BOUTADE D’UN VIEILLARD QUI A DE L’HUMEUR DE NE L’AVOIR PAS VU.

Comme Français, je cherche une façon nouvelle
De rendre un juste hommage au grand Bonaparté.
Si j’étais né dans Londre, ah ! je vomirais comme elle
Que le diable l’eût emporté !

« Vous savez que je suis le premier poète de Paris en entrant par la porte. Antoine ; mais je signe pour vous,

« Beaumarchais. »


Trois mois plus tard, le général Matthieu Dumas, beau-frère du gendre de Beaumarchais, ayant fait faire à ce dernier la connaissance du général Desaix, l’auteur du Mariage de Figaro en profita pour écrire par lui directement au général Bonaparte une lettre dont je n’ai pas retrouvé le brouillon dans ses papiers, mais qui lui valut ce billet inédit, où l’on peut déjà reconnaître, sous la familiarité républicaine, la concision impériale, ce que les anciens nommaient imperatoria brevitas.

  1. Il paraîtrait du reste que Beaumarchais défigure ici volontairement le nom de Bonaparte pour les besoins de l’hémistiche et de la rime, car nous venons de voir qu’il l’écrit plus haut correctement.
  2. Allusion à Lafayette qui fait honneur à la sensibilité de Beaumarchais.