Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/697

Cette page a été validée par deux contributeurs.

mes amis, loin des arts, loin des bibliothèques, j’y vis comme Ovide chez les barbares : mon esprit s’y nourrit de ce qu’il a acquis autrefois ; je m’afflige parce que je suis homme ; je ne m’étonne de rien parce que je suis instruit : tous les crimes qu’on commet et qu’on a commis depuis trois ou quatre ans ont déjà été commis plusieurs fois ; ils n’ont pas même le mérite de la nouveauté. Et lorsque nous autres, qui avons eu dans notre enfance une bonne éducation et de bons exemples, nous serons descendus dans la tombe, nous laisserons la place à des hommes élevés, au milieu des crimes, dans une ignorance profonde, entourés de grands monumens qui tombent en ruine, dénués des moyens de les réparer et d’élever leurs enfans avec soin. La barbarie couvrira la face de la France, comme elle couvre celle de la Grèce, de l’Égypte et de l’Assyrie, de la Sicile et de l’Italie, et de tous les grands empires qui ont brillé autrefois ; cela peut affliger, mais cela est commun. Il y a parmi les savans et les artistes des vieillards qui combattent encore avec chaleur pour les progrès de l’esprit humain, mais il n’y a plus cette cohorte de jeunes gens qui s’avançait jadis pour les soutenir et les recruter. Je voudrais vous écrire des choses plus consolantes, mais je me mentirais à moi-même, si je parlais autrement. Les besoins publics ont étouffé toute idée de justice, ceux du jour détruisent jusqu’à la prévoyance : on consomme la veille les ressources du lendemain ; la nécessité d’avoir oblige à prendre, et l’on ne peut prendre qu’à ceux qui ont. C’est ce qui fait que depuis les temps les plus anciens, dans les troubles publics, les riches ont toujours été les ennemis publics. Marius et Sylla ne proscrivaient pas les pauvres, ils en faisaient leurs satellites pour dépouiller les sénateurs. Il n’y a point d’autre justice ; c’est là ce qu’ils appellent salus populi : les Cicéron sont égorgés par les Lænas. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui beaucoup de sages se taisent, ils attendent la paix : si elle vient assez tôt pour qu’il y ait encore quelques ressources, ils en feront usage ; si elle vient trop tard, ils mourront avec le sentiment de leur bonne conscience et la certitude que leurs efforts ont été inutiles.

« Adieu, mon bon ami, j’aurais mieux aimé vous parler de vous, de votre famille, de ceux qui vous aiment, des regrets que nous éprouvons tous de ne pouvoir nous réunir. Nos cœurs sont, comme le vôtre, abîmés dans la douleur. Vous savez tout ce qu’ils peuvent vous dire, et quant au détail des aventures particulières, des soins, des peines, des inquiétudes sans cesse renaissantes, des travaux perdus et toujours recommencés sous mille formes différentes, il faudrait des volumes pour ne vous en donner que des notions bien faibles ; on ne peut s’en faire une idée. Imaginez le labyrinthe de la Crète sur le cratère du Vésuve : c’est là qu’habitent ceux qui veulent servir leurs amis. Je vous embrasse et soupire après l’heureux moment qui nous réunira.

« Gudin. »


Tandis que sa famille et ses amis supportent courageusement les dangers et les douleurs de cette triste époque de notre histoire, Beaumarchais, à la fois commissionné et proscrit, continue à se débattre au milieu des difficultés d’une opération impossible. Pendant deux ans, de juin 1793 jusqu’en mai 1795, il était au moins parvenu, à force de subterfuges, à soustraire les soixante mille fusils de Ter-