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pain de son déjeuner, ta femme tricotera tes bas et ton futur gendre enfournera, car ici chacun a son métier, et voilà pourquoi nos vaches sont si bien gardées. – C’est la plus drôle de chose, de voir nos femmes, sans perruque le matin, remplissant chacune une occupation ancillaire, car il faut que tu saches que chacun de nous s’est mis à son service, et voilà pourquoi dans notre régime, s’il n’y a plus de maîtres, il y a encore des valets. Cette lettre te coûte au moins cent francs, y compris le papier, la plume, l’encre, l’huile de la lampe ; enfin, par économie, je suis venu l’écrire chez toi. Nous t’embrassons tous, sens dessus dessous, à tort et à travers. »


Un autre ami plus grave de Beaumarchais, le littérateur Gudin, va nous donner une idée de l’aspect de Paris après la terreur dans une lettre inédite qu’il adresse également à l’auteur du Mariage de Figaro, réfugié à Hambourg. Les prévisions de Gudin ne se sont pas réalisées, mais elles nous montrent sous quelles sombres couleurs l’avenir se présentait alors aux esprits sages et éclairés.


« Mon plus ardent désir, mon ami, écrit Gudin, est de vous revoir et de vous presser sur mon cœur ; mais les circonstances sont telles qu’elles m’ont forcé de quitter Paris, où je ne pouvais plus subsister. Je me suis réfugié à cinquante lieues, dans un petit hameau, où il n’y a que treize cabanes de paysans. La maison que j’habite fut jadis un très petit prieuré, occupé par un seul moine. Revenu à Paris pour quatre jours, afin d’y régler quelques affaires, cette ville, jadis si superbe, ne m’a plus offert que le spectacle d’une grande terre en décret, où tout se délabre. Les hommes sont vêtus comme des pleutres ; les jeunes femmes, entraînées par le besoin de plaire, affectent un luxe qui ne nous eût paru autrefois que la pauvreté masquée et cachant mal sa misère. Il n’y a plus ni public, ni opinion publique, ni même intérêt général ; tout n’est maintenant qu’esprit de parti, qu’intérêt de faction ; tout ce qui n’est pas d’une faction est tombé dans l’anéantissement. C’est le fruit que devait produire le système des exécrables, c’est-à-dire des Robespierre, des Couthon, des Saint-Just, des Marat, des Carrier, des Fouquier-Tinville et autres brigands trop peu punis par la mort ; ils ont détruit les arts, le commerce, les manufactures, toutes les sources de la richesse nationale. Ils ont formé des armées cinq ou six fois plus fortes que n’en eut l’empire romain pour conquérir la terre. Or, pour empêcher que ces grandes armées ne se jettent sur les citoyens, comme celles de Marius et de Sylla, il faut arracher aux citoyens le peu de subsistance qui leur reste encore. C’est là toute la politique et le soin unique : il faut faire contribuer le citoyen sans cesse et le dépouiller de tout, afin que les ennemis ou nos propres armées ne le mettent pas à contribution. La guerre se nourrit par la guerre ; plus un peuple est pauvre, plus il est enclin à se faire soldat, pour subsister soit de la solde soit de la maraude. Nous sommes précisément comme les Spartiates, dont les Athéniens disaient : Ils sont si malheureux dans leur ville, qu’ils se réfugient en foule dans leur camp pour y trouver un peu moins de malaise. Pour moi, qui ne puis prendre ce parti, je me suis réfugié dans un très petit hameau ; j’attends que la paix amène d’autres hommes et d’autres principes. Loin de