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menaçant indiquait assez quel sort attendait les plus vieux gouvernemens de la péninsule. En agrandissant l’état cisalpin, Napoléon n’a pas plus sérieusement songé à préparer l’indépendance de l’Italie qu’il ne songeait à faire renaître la Pologne en constituant le duché de Varsovie. Quiconque voudra sans arrière-pensée délivrer la péninsule du joug de l’étranger placera son levier à Turin et point à Milan, et fera de la plus vieille maison souveraine de cette contrée et de sa race la plus guerrière l’instrument de la régénération nationale ; mais à toutes les époques de sa vie, Napoléon entretint contre la maison de Savoie des répugnances prononcées, bien loin de favoriser ces destinées glorieuses. C’est qu’il devinait le rôle naturel de cette race persévérante, et que, s’il ne voulait à aucun prix livrer l’Italie à l’Autriche, il ne voulait pas davantage d’une Italie qui à un jour donné pût cesser de relever de lui-même. Il était encore consul, que la terre où avait été sacré Charlemagne faisait monter à son cerveau des aspirations enivrantes. L’Italie fut du premier au dernier jour de sa puissance la plus vive préoccupation de sa pensée et comme la perpétuelle tentation de sa vie. C’est pour la conserver qu’il perdit l’empire, en repoussant en 1813 des conditions qui, sans entamer la France sur le Rhin, l’auraient resserrée vers les Alpes : c’est pour prendre racine sur cette terre, pour la donner moins encore à la France qu’à sa famille, que de 1802 à 1805 il rendit inévitable la rupture de la paix maritime, qu’il brisa avec la Russie, protectrice constante des maisons de Naples et de Sardaigne, et qu’il fut amené à rencontrer les Russes côte à côte avec les Autrichiens sur le champ de bataille d’Austerlitz.

Vouloir dominer au dehors sous le couvert de gouvernemens nominaux et maintenir des vassalités aussi blessantes pour l’Europe qu’auraient pu l’être des réunions territoriales, telle a donc été la première erreur de ce grand esprit. Des embarras et des tentations dont ces créations malheureuses étaient chaque jour l’occasion est sortie la lutte désespérée engagée par le monde contre l’empire. Si M. Bignon, sur l’exprès mandat donné à Sainte-Hélène, a écrit son livre pour prouver que toutes les entreprises de Napoléon, y compris les plus téméraires, furent déterminées par les obstacles qu’il rencontra toujours dans la systématique malveillance de l’Europe, il aurait été digne de M. Thiers de consacrer le sien à établir que ces obstacles provenaient d’une première faute et de signaler celle-ci comme en germe au sein du traité de Lunéville, quelle que fut d’ailleurs la sincérité du grand homme qui entendait alors assurer une paix durable à la France. L’historien a relevé sans doute avec une éminente sagacité la plupart des erreurs qui ont perdu l’empire, mais il ne le fait guère qu’au fur et à mesure que ces erreurs se produisent.