Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/656

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à concourir à la confection de la loi dans une complète dépendance les uns des autres. Cette constitution prétendit d’ailleurs faire émaner de la nation non-seulement les corps politiques, c’est-à-dire le sénat, le corps législatif et le tribunal, mais l’administration départementale et communale tout entière. Chacun sait que pour atteindre ce but, on imagina les trois listes de notabilités, auxquelles concourut l’universalité des citoyens, et d’après lesquelles était choisie la presque totalité des fonctionnaires. Si, par l’extension même du droit électoral et par le peu d’intérêt qu’aurait chacun à l’exercer, ce droit allait devenir bientôt illusoire, très peu d’esprits le soupçonnaient alors, et c’était avec une entière bonne foi qu’on croyait avoir concilié par ce vaste système de candidature la force de l’administration avec l’autorité morale qui résultait du choix national. On n’était pas moins sincère lorsqu’on instituait un sénat chargé de veiller à la conservation du dépôt constitutionnel et d’accueillir les réclamations des citoyens contre les abus de pouvoir, et lorsqu’on fondait deux assemblées dont l’une devait s’empreindre de toute l’animation de la pensée publique en la réfléchissant par sa parole, dont l’autre était appelée à reproduire dans sa calme indépendance la gravité d’un grand jury national statuant sur une cause contradictoirement débattue. On croyait très fermement créer ainsi des pouvoirs moins bruyans, mais plus libres, moins dramatiques dans leurs formes, mais beaucoup plus efficaces dans leur action. Dans l’espérance des hommes de ce temps-là, telle qu’elle se révèle par toutes leurs paroles, on allait enfin voir la souveraineté nationale, protégée par un savant mécanisme contre l’impulsion directe des forces brutales, recevoir pour agens des hommes choisis par elle dans la mesure de leurs lumières et de leur importance sociale. C’était un retour manifeste vers l’ancien parti constitutionnel écrasé par le canon du 10 août, et dont les restes avaient été dispersés sous celui de vendémiaire.

Appliqué dans des circonstances ordinaires, sans l’état de guerre et sans l’influence exceptionnelle qu’allaient donner au premier consul son génie et ses immenses services, cette constitution aurait abouti en effet à tout autre chose que la dictature. M. Thiers a établi avec beaucoup de sagacité que le résultat le plus probable de la constitution de l’an VIII aurait été la création d’une sorte d’aristocratie viagère au profit des hommes principaux issus de la révolution française ; il montre que telle était la tendance de ces institutions, où tous les pouvoirs étaient contenus les uns par les autres, et il prouve que le sénat, quoique sans attributions actives, était en mesure d’étendre de plus en plus la sphère de son action politique, grâce à son double droit de veto et d’absorption. De l’étude attentive de ces institutions