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LA BOUTEILLE À LA MER.


Et si tes lourds filets, ô pêcheur, avaient pris
L’or qui toujours serpente aux veines du Mexique,
Les diamans de l’Inde et les perles d’Afrique,
Ton labeur de ce jour aurait eu moins de prix.

XXIII

Regarde. — Quelle joie ardente et sérieuse !
Une gloire de plus luit sur la nation.
Le canon tout-puissant et la cloche pieuse
Font sur les toits tremblans bondir l’émotion.
Aux héros du savoir plus qu’à ceux des batailles
On va faire aujourd’hui de grandes funérailles.
Lis ce mot sur les murs : « Commémoration ! »

XXIII

Souvenir éternel ! gloire à la découverte
Dans l’homme ou la nature égaux en profondeur,
Dans le juste et le bien, source à peine entr’ouverte,
Dans l’art inépuisable, abîme de splendeur !
Qu’importe oubli, morsure, injustice insensée.
Glaces et tourbillons de notre traversée ?
Sur la pierre des morts croît l’arbre de grandeur.

XXIII

Cet arbre est le plus beau de la terre promise.
C’est votre phare à tous, penseurs laborieux !
Voguez sans jamais craindre ou les flots ou la brise
Pour tout trésor scellé du cachet précieux.
L’or pur doit surnager, et sa gloire est certaine.
Dites en souriant, comme ce capitaine :
« Qu’il aborde, si c’est la volonté des Dieux ! »

XXIII

Le vrai Dieu, le Dieu fort est le Dieu des idées.
Sur nos fronts où le germe est jeté par le sort,
Répandons le savoir en fécondes ondées ;
Puis, recueillant le fruit tel que de l’âme il sort,
Tout empreint du parfum des saintes solitudes.
Jetons l’œuvre à la mer, la mer des multitudes :
— Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port.

Cte Alfred de Vigny.
Au Maine-Giraud, octobre 1853.