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qu’ils eurent établi leur quartier-général à Nankin, un détachement fut dirigé contre Chin-kiang-fou, garnison tartare, où les Anglais éprouvèrent en 1842 une résistance désespérée. Cette ville fut enlevée par les insurgés, qui y renouvelèrent leurs horribles massacres, et, dès ce moment, le cours entier du Yang-tse-Kiang appartint à la révolte, qui pouvait intercepter à son gré toute communication entre le nord et le sud de l’empire. En perdant Nankin, la dynastie mantchoue venait, d’être frappée au cœur. L’effet produit par cet événement fut immense dans toute la Chine; l’on s’attendait à voir, d’un jour à l’autre, les chefs de l’insurrection sur la route de Pékin.

C’est à partir de ce moment que les divers incidens de la révolution chinoise commencent à nous être mieux connus. Le théâtre de la guerre se rapprochant de plus en plus du port de Shanghai, où les étrangers sont admis à faire le commerce, les représentans des gouvernemens européens durent se préoccuper très vivement de la sécurité et des intérêts de leurs nationaux; en outre, les mandarins eux-mêmes, après avoir épuisé tous les expédiens, se virent forcés de faire appel à l’intervention de l’Europe et de solliciter l’assistance de ces barbares qu’ils avaient jusqu’alors traités avec tant de mépris. De toutes les humiliations qu’infligeait depuis deux ans à l’orgueilleuse dydastie des Tsing la révolte triomphante, celle-là devait assurément lui paraître la plus cruelle et la plus dure. Déjà l’empereur avait perdu aux yeux de son peuple le caractère de force invincible et de majesté presque divine que les nations orientales vénèrent avec tant de respect dans le dépositaire de l’autorité suprême. Remplis d’épouvante et accablés de remords, les mandarins ne se distinguaient plus que par la précipitation de leur fuite : c’était un sauve-qui-peut général. Mais que durent penser les Chinois, lorsqu’ils virent leur souverain à genoux devant les étrangers, lorsqu’ils lurent la proclamation suppliante adressée aux consuls européens par le gouverneur de Shanghai ! Comment les choses en étaient-elles venues à ce point qu’il fallût rompre tout d’un coup avec les traditions de la politique nationale, et se rattacher au bienveillant appui des barbares comme à une dernière branche de salut ? Les Européens eux-mêmes ne furent pas moins surpris de cette démarche, qui ouvrait devant eux les portes d’un empire au seuil duquel ils avaient eu tant de peine à s’établir, après trois siècles de pourparlers et de tentatives vaines, après une guerre acharnée. La lettre du gouverneur de Shanghai doit être considérée comme le point de départ d’une situation nouvelle qui modifie profondément les relations établies entre l’Europe et le Céleste Empire; elle est datée du 15 mars. On ignorait encore à Shanghai que les rebelles étaient déjà sous les murs de Nankin et à la veille de livrer l’assaut. Le mandarin expose aux consuls qu’il a reçu de son supérieur, le gouverneur du Kiang-sou, l’ordre de se concerter avec eux pour l’extermination des rebelles, et il les prie en conséquence d’envoyer à la défense de Nankin tous les navires de guerre en station devant Shanghai[1]. Il y avait alors dans ce port trois navires anglais, une corvette à vapeur française, le Cassini, une frégate à vapeur américaine, le Susquehannah, qui avait à bord le colonel

  1. L’Annuaire des Deux Mondes de 1852-53 contient la traduction complète de cette curieuse dépêche. Nous pouvons donc nous dispenser de la reproduire ici.