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Cette confession, dont je m’abstiens de reproduire les détails, aurait beaucoup d’intérêt, si son authenticité était démontrée ; mais elle a eu le malheur d’être publiée par la gazette officielle, et c’est une triste recommandation : aussi l’a-t-on généralement considérée comme apocryphe, on a même poussé l’incrédulité jusqu’à prétendre que le chef des rebelles n’était point tombé au pouvoir des mandarins, et que le commandant des troupes impériales s’était tout simplement avisé d’expédier comme prisonnier, à Pékin, un pauvre diable affublé par lui du nom de Tien-ti. Cette ingénieuse supercherie ne serait point sans précédens. On se souvient que lors de la guerre de 1840 les mandarins de Canton adressèrent à l’empereur Tao-kwang, à l’appui de leurs glorieux bulletins, les têtes de plusieurs généraux anglais qui vivent encore. Les mandarins de Kwang-si auraient donc pu tout aussi bien consoler l’empereur Hien-foung par l’envoi d’un faux Tien-ti. Cependant il est juste de constater que depuis 1852 on n’a plus entendu parler de la présence de ce chef parmi les rebelles. Tien-ti a disparu ; c’est Taï-ping qui personnifie la nouvelle dynastie, et c’est son nom qui figure en tête des proclamations émanées du camp des insurgés.

La capture, vraie ou supposée, de Tien-ti ne ralentit, point la marche de la révolte. En novembre 1852, la province du Hou-nan était soulevée ; puis la ville la plus importante du Hou-pé, Ou-tchang-fou, fut prise d’assaut. Si l’on veut jeter les yeux sur la carte de Chine, on sera émerveillé de la rapidité avec laquelle le torrent insurrectionnel traversa ces vastes provinces en se précipitant vers le fleuve Yang-tse-kiang, qui devait le porter jusqu’à Nankin. Les Tartares résistaient à peine ; vainement l’empereur envoyait-il généraux sur généraux pour arrêter l’invasion, vainement fit-il sortir de leur retraite volontaire ou de leur disgrâce les anciens serviteurs qui avaient autrefois défendu contre les Anglais le trône chancelant de Tao-kwang. Ces généraux et ces diplomates, Siu, Lin, Kichen, etc., furent successivement battus. Les uns échappèrent par la mort et par le suicide à la honte de leur défaite, d’autres, dégradés et privés de leurs biens, se virent flétris par les décrets injurieux de la Gazette de Pékin. Chaque numéro du journal officiel immolait à la colère impériale une hécatombe de mandarins civils et militaires et trahissait, par les éclats d’une exaspération insensée, l’impuissance du gouvernement tartare. La correspondance des missionnaires catholiques établis dans les provinces insurgées contient sur la situation respective des deux partis une série de renseignemens fort instructifs qui méritent toute confiance. Voici l’extrait d’une lettre écrite, le 6 novembre 1852, par le vicaire apostolique du Kwang-si[1]. « Il faut avouer que l’empereur Hien-foung et « es ministres paraissent vraiment frappés de vertige. Au moment où il leur importerait de s’attacher les esprits, ils semblent prendre à tâche de les aliéner : on écrase la nation d’impôts, on l’épuisé de corvées. Pour expédier quelques soldats, il est incroyable combien l’on vexe de familles, car il ne faut pas croire que le fantassin chinois marche à pied ; non, il lui faut un char. Le cavalier à son tour serait trop fatigué, s’il allait à cheval ; il lui faut

  1. Lettre de Mgr de La Place, datée de Choui-tcheou-fou (Annales de la Propagation de la Foi, n° de juillet 1853).