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Ainsi nous avons le choix entre trois explications, et probablement ce ne sont pas les seules qui circulent en Chine sur ce grave sujet. On peut juger par ce fait combien il est malaisé de percer les mystères du Céleste Empire. Plus de la moitié de la Chine est en feu, et en Chine même, sur le théâtre de la lutte, on ne sait pas au juste d’où ni comment est partie l’étincelle qui a allumé ce vaste incendie !

A la fin de 1850, les insurgés avaient repoussé sur tous les points les troupes placées sous les ordres du gouverneur général des deux Kwang[1], et le mouvement avait pris des proportions très redoutables. Dans le courant de 1851, on fut informé à Canton que les rebelles avaient annoncé hautement le projet de renverser la dynastie tartare, et qu’ils reconnaissaient pour chef un prétendu descendant de la dynastie des Ming, nommé Tien-ti[2]. Comme signe de ralliement, ils avaient adopté l’ancien costume national, c’est-à-dire la grande robe ouverte par devant, au lieu de la veste tartare ou chang, et ils portaient les cheveux longs. Partout ailleurs une insurrection contre les modes pourrait sembler chose puérile : en Chine, c’est un symptôme fort grave. Il y a deux siècles que les habitans du Céleste Empire se rasent la tête et sont habitués à cette coiffure originale et pittoresque qui a tant de fois excité la moquerie des Européens, — très à tort, suivant moi, car elle n’est point sans grâce. Bien qu’elle eût été imposée par le conquérant tartare, et que par conséquent elle pût rappeler d’humilians souvenirs, la queue, déroulant jusqu’à la chute des reins ses nattes soigneusement lustrées, s’était à la longue si solidement implantée sur la tête rase des Chinois, qu’elle y figurait, non plus comme un signe de servitude, mais comme un ornement national; il fallait donc que les chefs des rebelles fussent déjà bien sûrs de leur autorité et de leur influence pour ordonner à leurs partisans de couper leur queue! Ils furent obéis.

En 1852, l’insurrection, maîtresse de toute la province du Kwang-si, s’étendit dans le Hou-nan, et s’avança, par étapes assez lentes, dans la direction du nord-est. Au mois de septembre, la Gazette de Pékin annonça triomphalement une victoire des troupes impériales ainsi que la prise de Tien-ti, et publia un long document par lequel ce personnage avouait ses crimes et racontait l’histoire de la révolte. Tien-ti disait que ses échecs dans les concours littéraires lui avaient inspiré une violente haine contre le gouvernement, et qu’il s’était mis en tête d’apprendre la stratégie, avec la pensée de faire un jour la guerre aux Tartares. Deux lettrés, malheureux comme lui dans leurs examens et comme lui désireux de se venger, s’étaient affiliés à la société secrète de la Triade, et Ils lui avaient offert le commandement militaire des bandes dont ils pouvaient disposer; l’un d’eux, Huen-su-tchuen, s’était institué son premier lieutenant, sous le nom de Taï-ping[3], et, grâce au concours de la population du Kwang-si, excitée par les membres de la Triade, les insurgés avaient obtenu dès le début un succès inespéré. Tien-ti affirmait en terminant qu’on l’avait représenté, bien malgré lui, comme aspirant au trône impérial. —

  1. On comprend dans cette désignation les deux provinces de Kwang-si et de Kwang-tung (Canton).
  2. Tien-ti veut dire : vertu céleste.
  3. C’est-à-dire Paix éternelle. C’est un singulier nom de guerre.